Almine Rech Paris Turenne, Front Space a le plaisir de présenter la première exposition personnelle d'Aurélie Gravas à la galerie, du 3 au 21 septembre 2024.
Dans l’atelier bruxellois d’Aurélie Gravas, on assiste à d’innombrables rencontres poétiques. Là, sur la toile, la peintre mêle toutes ses formes primaires et ses forces primordiales aux couleurs qu’elle aime et aux matières qu’elle ne cesse d’explorer. De ces cohabitations douces émergent des motifs récurrents, des obsessions : oiseaux, poissons, fleurs, mais surtout, visages. Des visages libérés du sujet qui, sur toute l’étendue de la toile, accueillent un peu de paysage, un peu de vent, et beaucoup d’émotions pures.
Les formes d’abord nous déroutent, nous poussent à hésiter, à ne pas choisir, à demeurer dans l’entre-deux, entre inquiétude et joie, en miroir des tensions, des interrogations, de la quête perpétuelle de l’artiste : larmes ou flammes, poissons ou œil, nuages ou doigts, rideaux ou chevelures. Le trait noir délimite, raconte avec précision. Les couleurs, douces ou vives, viennent ensuite poser toute leur lumière, leur énergie. Peu à peu, les visages émergent, apparaissent. Ils sont complexes, multiples, ambivalents. Ils peuvent être traversés de plusieurs émotions, de sensations parfois contraires. Les visages sont mystérieux et envoutants. Aurélie Gravas ne tranche jamais, elle ne figure pas : sa peinture nous laisse le champ libre. C’est à nous de tout voir, à nous de jouer.
« Je ne suis pas seule quand je peins », explique celle qui, après les Beaux Arts de Marseille et des études de droit, s’installe à Bruxelles par amour. « Mes peintures, c’est comme un peuple pour moi. » Dans l’atelier, les visages se répondent, se complètent, dialoguent les uns avec les autres. On les imagine la nuit, dans l’obscurité, chuchoter de toile en toile, retrouver toute leur liberté, telles des statues qui quitteraient leur socle. Entre eux, la peinture circule. Elle est comme un lien insoupçonné, un goût partagé de liberté.
Quelle harmonie secrète unit cette tribu ? Spontanément, on pense au mouvement. Derrière les gestes les plus simples — une jeune fille se joue d’un yo-yo, une autre du vent avec son éventail, un regard se perd vers la vue, des paupières se ferment, un oiseau est délicatement attrapé, un autre semble sur le point de s’envoler, une tulipe noire éclot … — la peinture d’Aurélie Gravas s’anime et se coordonne. Pour trouver la note commune, il faut chercher dans l’autre passion de la peintre : la musique, qu’elle pratique notamment en trio depuis 10 ans. « La musique a permis à ma peinture de se débarrasser de l’aspect narratif. »
Comme un geste ample, libérateur, la musique vient se mêler aux tableaux, à leurs mouvements. Même si elle peint dans le silence, Aurélie Gravas fusionne à ses toiles la musique : elle jouera, pour l’ouverture de cette première exposition à l’espace parisien de la galerie Almine Rech, avec son groupe, au milieu de ses œuvres. Comme une façon d’abaisser encore un peu plus les frontières, de répandre sans limite son acte créatif…
Quand on lui demande ses inspirations, Aurélie Gravas ne manque pas de références éclairées, de guides aimés, entre les couleurs de Bram Van Velde, les poissons de Braque ou les visages d’Alexej von Jawlensky. Mais il y a aussi la pensée de Levinas. Le philosophe de l’altérité voit dans le visage de l’Autre une façon de trouver son humanité à travers le regard, les sensations, l’échange. Et plus que la possession qui touche et attrape, le philosophe promulgue la caresse, un geste de frôlement qui ne sait pas ce qu’il cherche et qui peut donc tout trouver.
Aurélie Gravas peint en caressant. Ses mouvements sont fluides, spontanés : ils donnent naissance à ces visages de l’altérité en leur laissant la possibilité d’apparaître comme ils sont, de se trouver, de demeurer ouverts. Elle parle souvent du mot « panim », emprunté à l’hébreu par Levinas, et qui signifie « visages », toujours au pluriel, privé de singulier. Car sur ses toiles, chaque élément, dans toute sa singularité, trouve un tempo, un rythme, un lien, comme pour mieux s’arrimer au collectif, à l’ensemble. C’est cette douce étrangeté révélée par la caresse du pinceau qui nous rapproche de ses toiles et de sa musique. C’est cette symphonie libre et spontanée qui fonde la peinture d’Aurélie Gravas.
- Boris Bergmann, critique d'art