Almine Rech Paris, Matignon a le plaisir de présenter Monica with Wesselmann, la cinquième exposition personnelle de Tom Wesselmann à la galerie, organisée avec l’Estate of Tom Wesselmann. L’exposition sera présentée du 7 juin au 20 juillet 2024.
Les modèles des artistes nous parlent trop peu. Leur témoignage est pourtant précieux comme celui que nous livre aujourd’hui, Monica Serra qui fut le modèle de Tom Wesselmann de 1982, jusqu’au terme de son œuvre en 2004. Elle est bien plus jeune que lui lorsqu’ils se rencontrent lors d’une exposition des Standing Still Lifes à la Sydney Janis Gallery. Wesselmann est alors reconnu comme un des grands du Pop Art américain, rendu célèbre dans les années 1960 par sa série des Great American Nudes. Dès leur première rencontre, Monica et Tom se reconnaissent et deviennent amis. Ils ont en partage l’amour de la musique, qu’ils composent et interprètent tous les deux, lui de la country, elle du rock alternatif puisqu’elle chante avec son groupe dans des clubs new yorkais tels que le CBGB, le Peppermint Lounge ou Danceteria. Deux mondes différents, mais tant mieux, car Tom veut alors entrer dans les années 1980 et cherche un nouveau départ. Ce sera Monica, avec sa frange graphique, dont l’arrivée correspond aussi au début des laser cut pieces : « quelque chose chez moi correspondait à ce procédé » (something about me matched the process), explique-t-elle.
Au début, elle pose seulement pour des portraits, avant de devenir son principal modèle, faisant ainsi suite à Claire, l’épouse de Tom, elle-même aussi artiste et qui avait incarné sa peinture dans les années 1960 et 1970. Car il s’agit bien de cela tant le modèle, plus précisément le modèle nu, est essentiel à l’art de Wesselmann, qui s’en est fait une spécialité. Le témoignage de Monica nous apprend à cet égard une chose importante : que nous sommes en présence d’une expérience qui appartient à un autre registre et dépasse la trivialité du regard d’un homme sur une femme nue. Nous comprenons ici que Monica n’est pas seulement modèle, mais aussi assistante, et plus encore, une collaboratrice et une amie proche de l’artiste. Elle décrit l’atelier et la séance de pose. Ses mots sont justes et pesés. Bien que nous soyons à New York, dans un loft de Bowery, elle raconte là une pratique d’atelier traditionnelle qui se répète depuis des générations de peintres occidentaux. Rien d’extraordinaire en somme si ce n’est que l’érotisme et son langage visuel qu’explore la peinture de Wesselmann, se trouve à des années lumières de ce qu’elle, Monica, nous explique. De son point de vue, l’expérience, ce qui se passe en réalité, est de l’ordre du sacré, du surnaturel, comme si le peintre et son modèle, tout le petit théâtre de la création que cette scène suggère, entraient ensemble dans un autre espace auquel elle ne donne ni lieu, ni nom. Mais l’on comprend qu’il est tout simplement celui de la Peinture, avec un grand P : non plus une réalité mais l’évocation d’un idéal.
— Claudine Grammont, Cheffe du cabinet d'art graphique au Centre Pompidou
"Au départ, je pensais poser pour Tom comme un simple travail. Une artiste démunie, en quelque sorte, venant à New-York a besoin de travailler pour soutenir son activité artistique, et j'ai eu la chance de pouvoir travailler pour Tom Wesselmann en tant que modèle. Cela a été le point de départ, et c'était super en soi. Ensuite, je suis devenue son assistante, je mélangeais ses peintures, j'organisais ses notes et ses dessins, je l'aidais à gérer ses clients et ses ventes, je chantais ses chansons de country et j'étais son amie. Au début, ce n'était pas un emploi stable de n'être qu'un modèle, mais par la suite, en y ajoutant le travail en atelier, c'est devenu mon emploi permanent. Et je ne réalisais pas que j'étais en train de rentrer dans l'histoire.
Je suis peintre et auteur-compositeur, donc quand j'ai commencé à poser pour Tom, j'avais l'habitude que les regards se posent sur moi, en tant que chanteuse principale dans un groupe de rock et modèle pour d'autres artistes lors de cours d'art. Il y a une sorte de synergie qui s'opère dans ces situations. On n'est plus simplement soi-même. On fait partie de toute une expérience. L'égo s'estompe, la présence fait surface et une transformation a lieu. Les autres membres du groupe et le public font partie du processus complet ; l'artiste et le modèle deviennent collaborateurs. On entre dans une dynamique d'honnêteté qui vous dépasse.
Lorsque j'ai rencontré Tom Wesselmann, par l'intermédiaire de ma nouvelle amie et voisine Candy Spilner, qui travaillait déjà pour Tom comme sa seule assistante, je savais qu'il était célèbre. Mais j'étais moi-même sous les feux de la rampe, bien qu'à un bien moindre niveau, donnant des concerts au CBGB, au Peppermint Lounge, à la Danceteria et toutes ces salles de spectacles branchées de New-York. Je m'imaginais avoir réussi. C'est là l'innoncence, ou peut-être l'arrogance, de la jeunesse.
Étant donné le travail que je faisais, et ma naïveté, je me suis attaché à Tom en tant que collègue artiste. Et il m'a acceptée comme si nous étions égaux. Je crois que c'est cet aspect détendu et sa modestie qui nous mettait à l'aise ensemble. Je n'en savais pas assez pour être intimidée, et il ne voyait aucune de raison de m'intimider. En y repensant, je pense même que cette nonchalance de ma part l’intriguait. Quand j'y pense, j'ai honte de mon audace.
Dans les années 80, Tom connaissait une renaissance en parallèle d'un monde en cours de changement. Il y avait quelque chose dans l'air. On le savait tous, mais quand on se trouve pris dedans, c'est difficile à voir. New-York se réinventait et Tom également.
Tom était très intelligent et créatif. Il était très enthousiasmé et avide d'intégrer sa nouvelle idée : l'élaboration de pièces de métal taillées au laser. Quelque chose chez moi s'alignait avec le procédé. Il testait déjà cette nouvelle technique quand je suis arrivée. Sa femme, et modèle préférée, Claire, était occupée à élever leurs enfants, donc Tom utilisait d'autres modèles divers à sa place. Mais il recherchait quelqu'un pour un plus long terme. Quelqu'un qui représenterait cette nouvelle étape de sa vision artistique. Je suis devenue cette personne.
Un jour, Tom m'a dit que nous nous serions rencontrés, même si Candy ne nous avait pas présentés. Dans son esprit, c'était le destin.
Quand j'arrivais à son atelier, il me passait la clé par la fenêtre avec une canne à pêche, genou flêchi, pied contre le cadre de la fenêtre, en pantalon de velours côtelé kaki et sa chemise bleue de travail, sa tenue habituelle au studio.
Je n'oublierai jamais cet endroit, 231 Bowery, 2e étage. Cela a été démoli récemment et ce n'est plus qu'un souvenir. Au rez-de-chaussée se trouvait Daroma, une entreprise israélienne qui vendait du matériel pour restaurants. Mais le bâtiment abritait d'autres artistes, et Tom était au deuxième. Une fois passé la porte d'entrée industrielle, je longeais le couloir sombre, froid, humide et poussiéreux, je montais les escaliers et entrais dans la lumière de l'atelier d'un artiste très affairé, sous les combes. Pour moi, c'était un rêve, avec l'odeur de la peinture à l'huile, des images partout et une tranquillité palpitante. La table de travail que Tom utilisait au quotidien pour ses ébauches était désormais installée à droite près du mur comme estrade pour le modèle. Quand j'ai rencontré Tom, je ne posais que pour des portraits. Il me demandait de bouger ma bouche d'une façon ou d'une autre, d'incliner ma tête ou de sourire, et il dessinait ou parfois photographiait mon visage. Cela n'a donné suite qu'à quelques dessins seulement.
Mon vrai travail a commencé plus tard quand il m'a demandé de poser nue. J'ai été réticente au début, parce que nous étions devenus amis et c'était donc délicat, mais j'ai finalement décidé que ce serait peut-être une bon job, un rôle que je connaissais déjà et qui pourrait inspirer ma propre créativité.
Alors j'ai dit oui, et nous nous sommes engagés à ce travail d'artiste et de modèle. Cela a duré par intermittence pendant des années, pratiquement jusqu'à la fin de sa vie.
Tom avait un kimono que je mettais quand je m'apprêtais à poser, qu'il utilisait souvent dans son travail. J'étais toujours nerveuse en enlevant ce kimono. Il y avait ce choix : soit être nue, soit devenir sacrée. J'ai choisi sacrée, et Tom a suivi.
Cet espace dans lequel nous entrions est difficile à décrire. Il y avait une sorte d'intensité mais aussi de sécurité, et nous étions tous les deux dans cette zone intense et nous travaillions. Il y avait toujours de la musique country en fond. Les séances de pose étaient longues ; elles duraient toute la journée de travail, et c'était dur pour le modèle. Il s’y passait un travail acharné.
Parfois, Tom me demandait sur quoi je travaillais et nous commencions à parler d'art et de musique. Il demandait toujours où nous jouions, de quoi traitaient mes paroles, ce que je peignais, ce que je faisais, même s'il n'est jamais venu aux concerts. Il n'allait jamais nulle part. Il travaillait et il rentrait chez lui. Pourtant, il semblait naturel (et incroyable, avec le recul) qu'il s'intéresse sincèrement à mon travail. Il me traitait vraiment comme une autre artiste quand je posais pour lui, seule et vulnérable.
Si les séances étaient animées au départ, elles sont ensuite devenues plutôt tranquilles vers la fin. Et quoi qu'il en soit, je cherchais toujours à le faire réussir dans son dessin. Je me concentrais sur cette énergie entre nous, tentant de maintenir son intérêt pour son travail, à dessiner un corps comme s'il s'agissait de quelque chose de surnaturel, de significatif, qui en valait la peine, plus que ce ne l'était. Quelque chose qui aurait de l'importance. Nous voulions tous deux plus qu'une femme nue telle que perçue par un homme. Ce n'était pas verbalisé, mais nous le savions tous les deux. Cela n'allait pas être charnel, mais magique. Ça allait être de l'art, quelque chose de nouveau et en métal. Tout cela était passionnant pour lui. Et il me revenait de faire en sorte que cela dure.
Toute une poignée de dessins résultaient de ces séances. Il produisait quelque 15 dessins à chaque fois. Je devais inventer quatre nouvelles poses ou plus pour chaque séance. Et pendant que je m'installais, il avait une vague idée, me demandait de allonger, de m'assoir, me donnait un collier à porter, ou bougeait simplement mon bras vers le haut, vers le bas, la tête de tel ou tel côté. Je n'ai jamais amené d'objet. S'il y en avait – un chapeau ou des perles – ça venait de lui. Tom était toujours gentil et délicat envers moi lors des séances. Il disait surtout qu'il n'arrivait pas à saisir la beauté. Même si cela faisait plaisir à entendre, j'aurais voulu qu'il dise, « ça y est ! ». Alors on continuait à travailler. Il n'a jamais dit ces mots, mais plus tard, ces dessins sont devenus de grandes œuvres.
Le temps que je passais avec Tom allait au-delà de notre travail d'artiste et de modèle. Nous riions, peignions, explorions et chantions des chansons. C'était mon patron et il respectait les limites, mais je sais qu'il m'aimait. Et je l'aimais également. En tant qu'assistante, il me traitait comme telle, mais en tant que personne, il m'estimait davantage. Ce n'était pas dit, mais cela se sentait.
Une chose est sûre. Il adorait le fait que j'étais chanteuse. Que j'écrivais des chansons. C'est en cela que j'étais différente, que je suis devenue un ange pour lui. Je pouvais chanter."
— Monica Serra