La première exposition solo de Gordon Cheung chez Almine Rech se donne pour repère historique la seconde guerre de l’opium, qui dura de 1856 à 1860. Elle est composée d’un ensemble de nouvelles peintures et sculptures qui explorent plus avant l’intérêt de l’artiste pour le développement de la Chine moderne et sa volonté de mettre au jour certains aspects méconnus de son invasion par l’Occident. Le Heaven du titre fait référence à la ville de Tianjin, dont le nom signifie frontière céleste ou gué, et où fût signé le Traité mettant fin à cette guerre.
L’exposition est une étude des confluences ; elle jette un regard sur l’histoire inextricable de cultures, religions et philosophies diamétralement opposées à un moment de l’histoire où l’un des côtés est en pleine accélération et fonce tête baissée dans le modernisme. Les peintures de Cheung composent un récit à couches multiples de l’activité et de l’histoire humaines ; son intérêt pour le sujet provient de son désir de comprendre ses propres racines comme Britannique d’origine chinoise. Son travail tire parti d’un large éventail d’influences, des romantiques comme Caspar David Friedrich aux sculptures influencées par les motifs des fenêtres chinoises. Et pourtant, les peintures de Cheung sont loin d’être policées : sa palette de couleurs acides (rappelant un peu le maelstrom d’allégories pyrotechniques du peintre victorien John Martin) évoque les réactions chimiques d’un monde ravagé par l’activité humaine, à la limite du chaos anthropogène ou des conséquences d’une guerre nucléaire.
L’artiste crée son esthétique particulière en s’appuyant sur des outils et techniques entièrement permis par le monde moderne. Il trouve ses visuels dans des bases d’images ou dans Google Earth, puis les imprime sur les cours de bourse des pages saumon du Financial Times. Cette technique inhabituelle forme un fond imprégné des traces de l’activité économique quotidienne tout en permettant d’autres niveaux de lecture : couche après couche, il utilise les flux infinis de données générés par les récits d’efficacité des entreprises et en cartographie les motifs pour raconter des histoires plus complexes.
Dans la série Augury, Cheung utilise le sable pour façonner ses tableaux de fleurs sculptées en empâtements acryliques. L’emploi du sable comme matériau est pour lui « une métaphore de l’existentialisme... tout redevient sable, du simple mortel à la grandeur de l’humanité ». Le sable, on le sait, a joué un rôle majeur dans l’histoire et la création : il entre dans la composition des briques qui ont servi à édifier l’architecture de vastes empires, et le verre poli a donné les instruments d’optique nécessaires à bien des avancées scientifiques. Aujourd’hui encore, il est indispensable pour produire les plaquettes de silicium qui font tourner nos ordinateurs, nouvelle source de conflits et de tensions entre superpuissances concurrentes face à la pénurie mondiale de puces électroniques. Les fleurs hybrides de Cheung rappellent les natures mortes de l’âge d’or hollandais – on pense à Rachel Ruysch ou Jan van Huysum – bien plus que les abstractions classiques du dessin à l’encre de Chine. Comme dans les tableaux de Ruysch, elles s’inscrivent plutôt dans la tradition de la vanité qui rappelle au regardeur que tous les êtres vivants - voire même les empires, dans ce cas - finissent par se faner et mourir.
Arrow to Heaven et Gardens of Perfect Brightness évoquent deux moments déterminants de la seconde guerre de l’opium, dont on s’accorde à dire qu’elle réactiva les penchants impérialistes des Britanniques, désormais rejoints par des alliés occidentaux comme la France, et dans une moindre mesure la Russie et les États-Unis. Le corps expéditionnaire franco-britannique cherche alors à asseoir son pouvoir par le commerce de l’opium et de l’argent. Des rapports complexes ont été créés par la nécessité pour la Chine de commercer avec le monde extérieur, très demandeur en argent métal (pour la production de monnaies) malgré ses faibles besoins en produits britanniques. Plus tard, face à la baisse des ressources du précieux métal, les Britanniques encouragent le trafic d’opium entre les Indes et la Chine et exigent d’être réglés en argent. Le commerce illicite se développe : la Chine compte des millions d’opiomanes, le conflit devient alors inévitable. Le nom Arrow repris dans le titre du tableau (et de l’exposition) fait référence à un cargo battant pavillon britannique et soupçonné de contrebande d’opium. Le navire est saisi par les forces chinoises qui, selon son capitaine Thomas Kennedy, ont mis à bas le drapeau britannique. Cette prétendue offense à la Couronne entraine un nouveau regain de tension et offre aux Britanniques un prétexte commode pour déclencher une deuxième guerre avec la Chine.
Le tableau Gardens of Perfect Brightness, quant à lui, fait référence à l’ancien Palais d’Été de Pékin, un ensemble raffiné de ponts, de jardins et de bâtiments pillé et incendié par les franco-britanniques en représailles du meurtre de 19 membres de leur délégation. Son architecture, mélange singulier de styles chinois et européen, n’existe plus aujourd’hui qu’à l’état de ruines et reste un symbole de la destruction insensée des relations culturelles forgées entre nations différentes. Ses trésors pillés trônent désormais dans de nombreux musées du monde entier tels des milliers d’éclats, symboles des fragments de l’empire Qing fracassé par la guerre.
Les éclats évoquent des traumatismes violents. Le sujet d’un empire éclaté par les révoltes est ainsi abordé dans l’œuvre Two Heaven’s Collide, qui dépeint les ferments de la chute de l’empire Qing contenus dans la révolte des Taiping (1850-1864), guerre civile opposant la dynastie mandchoue des Qing et les insurgés Hakkas du Royaume céleste de Taiping ; elle fit entre 20 et 30 millions de morts. Le tableau de Cheung figure l’empire Qing en train de se disloquer à travers une série de cartes fracturées représentant les rébellions qui ont conduit à sa chute. Pris de visions délirantes, Hong Xiuquan, chef des Taiping, se dit frère cadet de Jésus-Christ et déclare que le dieu des Chrétiens lui a ordonné de purger le monde des démons (dans ce cas, les Mandchous au pouvoir). On peut voir dans ces événements, motivés par la volonté de purger totalement un système politique et social, un parallèle avec les luttes animées par des valeurs proto-communistes.
Le travail de Cheung nous donne à voir des fragments superposés d’histoire et d’identités collectives traversés par l’esthétique des lignes - routes commerciales, formes floues délimitées sur une carte, clauses signées d’un traité, voire même versets bibliques. Alors que les ports physiques deviennent désormais des « hubs » et que les profits des grandes entreprises dépassent le PIB annuel de certains pays, toutes ces frontières et démarcations deviennent de plus en plus poreuses. C’est dans cet espace en cours de dématérialisation que Cheung pose la question : « S’il y a un Dieu dans le techno-sublime, univers dominé par l’information, quelle forme ce Dieu pourrait-il prendre ? »
— Sunny Cheung, Curator of M+, Museum of visual culture in Hong Kong