« Nous autres Irlandais sommes trop poétiques pour être poètes ; nous sommes une nation de brillants ratés, mais les plus grands baratineurs depuis les Grecs »1
(Oscar Wilde)
Genieve Figgis est une conteuse de génie, qui use de la peinture plutôt que des mots. En représentant le plus souvent des personnages et des cadres qui rappellent l’aristocratie anglo-irlandaise de l’époque édouardienne, ses oeuvres profondément narratives s’inscrivent dans la longue tradition de la production culturelle irlandaise. Si donner trop d’importance à l’identité nationale dans l’analyse critique de ses tableaux pourrait sembler essentialiste, voire même déployer un véritable champ de mines politique, on peut néanmoins avancer que ce qui distingue son utilisation de la figuration par rapport à la masse des peintres contemporains est la traduction picturale qu’elle y opère de l’art du « baratin » typiquement irlandais. Ce que les théoriciens tels que Terry Eagleton ont écrit à propos des auteurs irlandais du dix-neuvième siècle, comme par exemple la relation ambivalente d’Oscar Wilde vis-à-vis de la Grande Bretagne, pourrait aisément s’appliquer à l’oeuvre de Figgis : tous deux évoquent la société anglo-irlandaise à la veille de l’indépendance, c’est-à-dire un monde imprégné de « violence, simulacre, complicité, imitation, subversion et mystification réciproques »2.
Ainsi, les fantômes tourmentés de ce passé chargé sont des sujets naturels pour Figgis, qui s’est vue imposer depuis l’enfance l’héritage pénible de l’infâme « question irlandaise » (l’euphémisme par lequel la classe dirigeante britannique décrit le nationalisme irlandais). L’empreinte des terres rurales luxuriantes et les traces visibles de l’histoire irlandaise filtrent à travers les toiles de l’artiste, qui s’est installée dans le comté de Wicklow, après avoir vécu à Dublin. Alors que la plupart de sa carrière s’est déroulée dans une solitude relative en Irlande, elle a progressé suivant une voie peu orthodoxe. Ayant achevé plutôt tardivement une éducation classique au tournant de la trentaine, Figgis a été « découverte » par hasard sur Twitter par un célèbre artiste américain, se faisant de la sorte presqu’instantanément connaître à un large public. Avec ce soutien influent, elle est passée d’un anonymat relatif à Dublin à des expositions dans les villes de New York, Chicago, Toronto ou encore Londres, le tout en l’espace de seulement trois ans. Malgré la soudaineté de ce revirement international, Figgis continue d’user de son flair typiquement irlandais pour le récit, qu’elle a placé au coeur de sa pratique.
Le voyage dans le temps est un genre de récit que Figgis maîtrise particulièrement, tandis que ses fictions naissent le plus souvent de son amour pour la matérialité de la peinture. Si les tourbillons pigmentés de l’artiste et leurs aboutissements alchimiques peuvent être dictés par le hasard, il y a néanmoins une intensité narrative délibérée qui anime ses images afin de transporter le spectateur dans l’aura d’un temps perdu. Figgis nous incite à voyager dans le temps à travers ces gestes expérimentaux, mais aussi des scénarios récurrents, par exemple l’usage fréquent de scènes de groupe, dans lesquelles l’atmosphère d’un passé édouardien est suggérée à travers la bruine picturale qui rappelle une manche en dentelle ou encore la lueur romantique et vacillante d’une bougie sur le point de s’éteindre, plus généralement l’étiquette ou la bienséance de cette période révolue. La tension entre ce qui est dépeint et ce qui est laissé à l’imagination – le personnage, l’ambiance, le genre, l’intrigue – pousse le spectateur à développer lui-même les histoires implicites contenues dans chaque scène, plutôt que de digérer passivement le conte explicite que les images illustrent. Alors que la classe sociale des personnages de Figgis est toujours parfaitement discernable, le rendu de leurs visages est presque toujours obscurci par le traitement qu’elle fait de la peinture. Les récits de l’artiste sont ancrés dans un imaginaire collectif, et quand bien même cela relèverait sans doute d’une exagération d’ordre politico-psychanalytique, on peut néanmoins suggérer que cet imaginaire est profondément lié au rapport contradictoire de répulsion et d’attraction qui informe la relation anglo-irlandaise.
Pour emprunter un terme au dictionnaire The Unabridged Devil’s Dictionary, Figgis habite l’équivalent pictural de l’oeuvre d’un « spooker », ou littéralement d’un « épouvanteur », ce néologisme imaginé par le satiriste Ambrose Bierce à la fin du dix-neuvième siècle pour décrire « un écrivain dont l’imagination est hantée par les phénomènes surnaturels »3. Figgis raconte l’histoire de ces sujets irlandais fantastiques, ces morts-vivants dont elle saisit les tentatives d’émancipation à travers un langage qui n’est même pas le leur. En transformant cette « étrangeté » linguistique ou cet art qu’est le « baratin » typiquement irlandais comme défini par Eagleton, elle anime le récit enraciné à ses peintures.
1. Richard Ellmann, Oscar Wilde (New York : Vintage Books, 1987), p. 301.
2. Olivia Parkes, « The Irish Artist Attacking the Female Figure with Paint », https://broadly.vice.com/en_us/article/the-irish-artist-attacking-the-female-figure-with-paint (publié le 23 octobre 2015, consulté le 5 septembre 2016).
3. Ambrose Bierce, The Unabridged Devil’s Dictionary, David E. Schults & S.J. Joshi, éds. (Athens and London: The University of Georgia Press, 2000), p. 217.
Extrait d’Alison M. Gingeras, « Picturing Blarney – Notes on the Irishness of Narrative in the work of Genieve Figgis » (2017)