C'est à la lumière du crépuscule, en aspergeant d'eau l'une de ses toiles, que la goutte s'est révélée à Kim Tschang-Yeul, alors âgé de 42 ans. Cet instant décisif marque le début d'une longue recherche autour de ce motif, dont l'artiste coréen a obsessionnellement décliné les innombrables variations jusqu'à la fin de sa vie. Cristallines et scintillantes, ces perles d'eau trompe-l'œil, dont il avait maîtrisé les détails les plus subtils, semblent se dérober au temps tant elles sont immaculées. L'artiste brise toutefois l’illusion de l’artifice en les confrontant, dès le début des années 1970, à leur trace. Cette notion jusqu’alors inexplorée dans le travail de Kim Tschang-Yeul relie un ensemble de pièces recouvrant une quarantaine d’années de création de l’artiste, dont la richesse formelle témoigne de son intarissable créativité.
Solitaire ou sérielle, vaporeuse ou nette, brune ou grisâtre, la tâche s'étale sur la toile, la balaye en diagonale ou creuse le papier. Une ode à la fugacité de l’instant et à son éternité, telle qu’elle est formulée dans les haïkus japonais. Signe de la matérialité de la toile et de la goutte dont elle est l’empreinte, la tâche relie également deux espaces symboliques en apparence contradictoires : celui du réel et de l’imaginaire, que Kim Tschang-Yeul juxtaposait volontairement. « Les toiles brutes, le sable, la terre ou le bois sont choisis en tant que matériaux pour donner un lieu naturel aux gouttes d’eau, tandis que les gouttes d’eau peintes sont comme des concepts ou des images », écrivait-il.
« La forme est le vide ; le vide est la forme ». L’axiome bouddhiste renvoie aussi à la portée spirituelle de l’eau, louée dans le Dao de jing pour sa souplesse et sa fragilité, deux caractéristiques indissociables de son omniprésence. La trace survit à la goutte, l’informe à la forme, le silence, à la parole. Salutaire, la goutte avait permis à Kim Tschang-Yeul d’éroder les images traumatiques de la guerre de Corée dont il avait initialement figuré l’horreur à travers un traitement violent de la matière, dans le cadre du mouvement d'Art Informel coréen né dans les années 1960. La reproduction inlassable de ce motif était elle-même ancrée dans une démarche méditative zen visant à l’anéantissement de l’ego.
Chez Kim Tschang-Yeul, la vacuité est plénitude plutôt qu’absence. Même lorsque la toile est entièrement recouverte de sinogrammes, minutieusement recopiés du Classique des mille caractères, la parole est muette, dépourvue de sens. S’il avait retenu peu de chose du Pop Art, suite à son séjour new-yorkais au tournant des années 1970, l’artiste inscrivait sa pratique dans le sillage du dadaïsme. Il avait conservé du mouvement sa posture de méfiance vis-à-vis du langage, également exprimée dans les anecdotes bouddhistes koan. Car c’est en s’inscrivant au-delà du logos, dans un état antérieur à la parole et à la raison, que le sage renoue avec l’état de pré-conscience et renonce à sa subjectivité. À la fois ce qui précède et ce qui reste, la trace incarne un point d’étape dans cette quête vers l’illumination, que l’artiste avait lui-même menée avec l’émerveillement d’un enfant.
— Alison Moss, Arts journalist and Editor