Du 11 janvier au 24 février 2024, le sculpteur belge Eric Croes présente ses dernières créations à l’espace Paris, Turenne de la galerie Almine Rech. Une plongée dans l’univers intime et dans l’œuvre singulière d’un artiste inspiré.
Lorsqu’il rentre de voyage, Eric Croes ne revient jamais les mains vides. L’artiste a pour habitude de conserver tout ce qu’il a vu et aimé, tout ce qu’il a aperçu sur sa route. Non pas dans les entrailles numériques de son téléphone portable. Mais dans des carnets, format passeport, qui ne quittent jamais sa poche. Eric note, dessine, reproduit en recouvrant les pages. Ses carnets deviennent sa mémoire, les traces et les preuves de toutes ses trouvailles et de ses expériences. De retour dans son atelier bruxellois, il recompose avec ses mains, il restitue à la terre tout ce qu’il a amassé en chemin.
Ainsi les œuvres d’Eric sont toujours composites, hybrides. En façonnant des formes puissantes ou des vases profonds, des golems et des totems sortis de son imaginaire itinérant, il nous invite à suivre ses pas, à vagabonder à ses côtés. Ses créations portent et colportent à même la peau ses légendes intimes. Des souvenirs mêlés et emmêlés, du vécu et des fantasmes. On peut parfois reconnaître l’origine de ces visions. Il y a les escapades, réelles ou rêvées, de l’Italie au Japon. Il y a les musées qu’Eric arpente depuis son adolescence, du Louvre au Met en passant par ses collections préférées de Bruxelles. Il y a la faune et la flore, ces animaux et ces plantes bien vivants ou mythiques — du pavot au singe, du centaure aux agrumes — qui reviennent fleurir et grandir sans cesse dans son travail. On trouve aussi des dates, des chiffres, des mots énigmatiques et secrets.
Chaque image est porteuse d’un souvenir, donc d’un sentiment, et traduit une émotion. Bonnes ou mauvaises, lumineuses ou troubles, elles nous racontent l’histoire d’Eric. De ses passions à ses obsessions, de son enfance à son quotidien. Tout ce qui l’inspire et le nourrit, tout ce qui l’obnubile et l’illumine. Les plus petits monuments peuvent donner naissance à de grands souvenirs. Certains symboles se retrouvent changés, métamorphosés. Les figures conçues par Eric Croes sont ainsi couvertes de tatouages, habillées pour l’hiver. Un clin d’œil au titre de l’exposition — « Comme un vieux tatouage », emprunté à une chanson douce et mélancolique du chanteur belge Arno — qui sublime ces marques d’un passé enfoui toujours présent à la surface de nos vies.
Pour la première fois, l’artiste met en scène les sources de ses créations. Dans une vitrine en bois ancien qui rappelle la scénographie des musées de la capitale belge, il nous présente ses carnets. La matrice de sa matière, en quelque sorte, dont il nous révèle les provenances multiples et les fondements infinis. Tout en conservant le mystère de ses assemblages, il nous offre une plongée dans sa pratique et nous permet encore plus de nous identifier, de nous retrouver dans ses œuvres.
Intimement liées à sa vie et ses découvertes, les sculptures d’Eric Croes transcrivent aussi un élan universel : une quête de beautés toujours plurielles, une traque passionnée d’amour et d’humour, un mélange de matières et de couleurs qui rappellent la polyphonie de nos existences, de nos fantaisies, de nos pulsions. Avec une grande maîtrise technique et une inventivité toujours plus libre, Eric Croes fait revivre et brasse tout ce qui le traverse et tout ce qu’il traverse. Pour mieux le partager. Et pour mieux nous éblouir.
– Boris Bergmann, écrivain et critique
MONOLOGUE DU VIEUX TATOUAGE
Je suis le gardien de vos émotions.
Je ne quitte pas votre peau.
Parfois je m’efface un peu, mais toujours je perdure.
Je conserve vos doutes, vos rêves, vos rencontres, vos espoirs.
Je suis le prénom des êtres aimés, le petit nom de votre maman.
Je siège sur votre épaule, derrière votre tête, dans vos veines.
Je chante les errances et les retrouvailles.
Je suis la nature morte de vos souvenirs.
Je suis la mémoire du corps
Je suis passé par les yeux, broyé par le cerveau, insufflé par le cœur.
Je suis les secrets qu’on ne peut pas recouvrir.
Je suis la vérité qu’on ne peut pas cacher.
Je bats les masques.
Je suis le maquillage qui reste, les mots qu’on n’oublie pas.
Je suis les dates et l’arithmétique de l’âme.
Je suis la trace d’un traumatisme.
Je suis la preuve d’un succès fou.
Je suis sans peur, sans morale, sans limite.
Je danse dans vos têtes.
Je souffle les tempêtes sous votre peau, les marées dans vos ventres.
Je suis de toutes les couleurs mais je préfère de loin l’encre d’une mer intérieure.
Je suis indélébile et protéiforme.
Je suis la carte postale qu’on n’envoie jamais.
Je suis ce qui concurrence les tâches de naissance.
Je suis ce qui coule et découle.
Je suis l’amant jamais parti.
Je décris le paysage intérieur et rêvé.
Je suis l’intimement lié et l’immensément petit.
Je suis le passé au présent.
Je ne suis pas seul, souvent.
Je suis ce qui vous raconte le mieux.
Je suis ce qui vous embrasse à pleine bouche.
Je suis terriblement fidèle.
Je suis l’allié et le traitre.
Je suis une faute de jeunesse.
Je suis un éclat de vieillesse.
Je me rappelle toujours pour vous.
Je devance toutes les caresses.
J’apparais à chaque ivresse.
Je suis vos vices et vos péchés.
Je suis vos plus belles qualités.
Je suis ce qui vous observe sans vous juger.
Je suis le premier et le dernier.
Je suis affreux et sublime, de bon et de mauvais goût.
Je suis vous.
– Boris Bergman, écrivain et critique