Dévoilée en France et en Europe par l’exposition Magiciens de la Terre - organisée en 1989 au Centre Pompidou par son directeur d’alors, Jean-Hubert Martin - Dr Esther Mahlangu présente à la galerie Almine Rech une série de toiles datant des années 2019 à 2021. Si l’on reconnaît immédiatement son style géométrique et ses intrications de couleurs dynamiques, ce nouveau solo-show à Paris a semblé être une superbe occasion pour une conversation avec l’historien de l’art, qui nous remémore ses impressions au moment de la découverte du travail de cette peintre sud-africaine, née en 1935 à Middelburg.
Par Marie Maertens
Marie Maertens : Replaçons-nous dans le contexte de l’époque. A la fin des années 1980, vous inaugurez Magiciens de la Terre, projet qui pouvait paraître un peu fou de vouloir montrer une vraie scène internationale au Centre Pompidou, soit en dehors des circuits de l’Europe de l’Ouest et de l’Amérique du Nord. Pour cela, des curateurs, et vous-même, partiront sur les cinq continents et réuniront cent artistes au final. André Magnin se rend en Afrique-du-Sud, à la découverte de plasticiens sur lesquels il ne dispose que de très peu d’informations et rencontre, pour la première fois, Esther Mahlangu…
Jean-Hubert Martin : Nous nous étions en effet aventurés à l’aveuglette, car il n’existait aucune bibliographie, même si nous avions pris des contacts avec des ethnologues, notamment ceux du Musée de l’Homme. J’avais également consulté beaucoup de livres et de revues, du genre National Geographic, dans lesquelles nous trouvions parfois une piste. Toutefois, pour les Ndébélés, un très beau livre de Margaret Courtney-Clarke, au titre éponyme, était déjà paru sur les peintures des maisons de ce peuple africain, réalisées au moment du rituel de passage à l’âge adulte. Mais notre but demeurait de trouver l’artiste qui avait le plus de talent ou réalisait les œuvres les plus personnalisées, dans des communautés où des formules étaient répétées. Nous voulions dévoiler celui ou celle qui y mettait un investissement ou une énergie plus forte que chez les autres, et s’est révélée être Esther Mahlangu.
Comment le public de l’époque a-t-il réagi face à l’œuvre exposée à La Villette, qui était une réplique exacte de sa maison de Middelburg et qu’elle était venue peindre avant le vernissage ?
Il est toujours difficile de savoir comment le public ressent les travaux… mais la critique fut « mesurée » dirons-nous… Certains adorèrent l’exposition - comme ils le stipulent aujourd’hui ! - mais à l’époque, les témoignages furent contrastés. Beaucoup d’acteurs du milieu de l’art ont pensé que ce phénomène allait être enterré en quelques mois. Par exemple, j’avais suggéré à un critique que l’on pouvait tisser un parallèle entre Esther Mahlangu et Sol LeWitt, au niveau formel. Mais il m’avait rétorqué que cela n’avait rien à voir compte-tenu du background de ce dernier, issu d’une histoire de l’art remontant à cinq siècles. Alors en 2000, quand j’ai été le commissaire de la Biennale de Lyon, appelée Partage d’exotismes, j’ai fait en sorte qu’ils réalisent une œuvre commune, mais là-encore des critiques y ont relevé une supériorité de la part du plasticien américain.
Le travail d’Esther Mahlangu est-il d’ailleurs plutôt formel et décoratif ou symbolique et lié à ce rite de passage à l’âge adulte ? Les couleurs y ont-elle un rôle signifiant ?
On retrouve dans son corpus des formes plus ou moins identifiables, notamment celles qui ressemblent vraiment aux lames de rasoir Gillette. L’artiste a toujours attesté qu’il s’agissait d’une référence directe et je pense qu’elles pouvaient aussi servir lors de pratiques magiques ou nécessitant de faire couler du sang. D’autres motifs sont des éléments modifiés d’objets de la maison. Quant au côté symbolique, elle ne le met pas nécessairement en avant, sans l’omettre pour autant. Dans la mesure où ces peintures accompagnent des rites de passage, la spiritualité est immanente, sans qu’il faille l’exagérer dans une lecture trop ethnologique. Traditionnellement, sa grand-mère et sa mère travaillaient avec de la bouse de vache, mais Esther Mahlangu a pu se procurer progressivement des couleurs, auxquelles elle n’octroie pas de signification spécifique, selon ma connaissance. Néanmoins pour Magiciens de la Terre, elle avait souhaité ajouter une petite partie réalisée avec de la bouse de vache, sur laquelle elle avait dessiné des tracés et des lignes avec les doigts.
La découverte de l’acrylique lui a d’ailleurs permis de passer sur le support de la toile et d’apporter une pérennité, comme aux peintures des maisons qui auparavant s’effaçaient à chaque saison des pluies. Pensez-vous que son voyage à Paris eut des incidences sur son travail ?
Non, pas tellement, même si en rentant, elle installa une pancarte à côté de sa demeure, sur laquelle est écrit « Esther est ici. The 1st woman who visited overseas. Art woman ». Esther Mahlangu sait s’adapter aux différentes manifestations et demandes, tout en restant rigoureusement dans son style.
En tant que commissaire, vous sembliez dire qu’à l’époque, vous avez dû travailler beaucoup sur le ressenti, le flair, l’instinct… car lorsque vous êtes arrivé, notamment en Afrique, il y avait peu de sources écrites ou de validations. Le rapport au temps était aussi totalement différent, comme l’atteste un article du Quotidien de Paris, de 1989, relatant qu’André Magnin avait mis trois semaines pour atteindre un village du Mozambique, à la recherche de John Fundi. Avant d’apprendre que ce dernier était parti dix ans auparavant en Tanzanie, où il est allé sans adresse précise…
En effet, nous n’avions alors que nos yeux et notre tête, bien qu’autour d’Esther Mahlangu, une population et une tradition préexistaient. D’ailleurs, cette notion de « tradition », qui s’impose immédiatement dans notre système de pensée, questionne beaucoup, tout comme les termes « d’archaïsme » ou « d’art primitif. » Nous avons du mal à concevoir qu’une personne puisse émerger de sa société et réaliser une œuvre extraordinaire, sans filiation ou passage par un moule occidental. Or, mon prisme de départ était de regarder ce travail au même niveau que tout autre art contemporain et d’attirer davantage l’attention sur les artistes issus des « indigenous cultures », soit des cultures autochtones, ne recherchant justement aucun lien avec notre marché de l’art et œuvrant uniquement pour leur communauté.