À l’instar des « intercesseurs » figurant dans les titres de certains de ses tableaux, la démarche de Ouattara Watts se place aux confluents des civilisations et vise à réconcilier les mondes. Son œuvre fait le lien entre géographies et formes de patrimoine esthétique ancestral, établissant ainsi un dialogue complexe entre les systèmes culturels et iconographiques. Les langages visuels de Watts sont d'une beauté saisissante et ample, mais conservent aussi une structure complexe faite de références, de signes et de corrélations. Voilà près de cinquante ans que l’artiste a quitté Abidjan pour s’installer à Paris (en 1977), afin d’étudier la peinture à l’École nationale supérieure des beaux-arts. Dix ans plus tard, il s’installe à New York, où il a élu domicile. Sa première exposition aux États-Unis eu lieu au Berkeley Art Museum en 1994, sous le commis-sariat de Lawrence R. Rinder, lequel a ensuite sélectionné des œuvres de Watts pour la Biennale du Whitney (2002). Cette même année, Okwui Enwezor a exposé trois de ses grands tableaux à la Documenta XI (2002), juste après l'avoir inclus dans son exposition qui a fait date intitulée « The Short Century : Independence and Liberation Movements in Africa, 1945-1994 » (2001-2002). Depuis lors, Watts poursuit une œuvre remarquable, composant et manipulant avec virtuosité des surfaces peintes richement texturées et colorées à une échelle souvent monumentale, sans pour autant délaisser le travail sur papier à l’aquarelle et à la gouache, et en y intégrant des objets trouvés et des collages. Si l'on considère le travail de Watts de la perspective de l’histoire de l’art européen et nord-américain, il peut être mis en dialogue avec l’expressionnisme abstrait (de Mark Rothko et Jackson Pollock, notamment) et de la figuration néo-expressionniste. Il excède toutefois radicalement ces catégories, intégrant plutôt ces points de référence dans de vastes architectures esthétiques polyphoniques.
Au travers l’iconographie qu’il distille, Watts met en évidence des histoires et des héritages interconnectées, en superposant des systèmes de signes et en établissant des corrélations. S’in-téressant très tôt à l’histoire de l’Égypte et de la Grèce anciennes, ainsi qu’aux systèmes de savoirs anciens d’Afrique de l’Ouest dans les cultures Dogon, Bambara, Senufo, Baule, Yoruba et Dan, entre autres, il explore les éléments communs à la croisée des sociétés et des savoirs, tout en réactivant et en rendant visibles des constellations culturelles effacées. Lorsqu’il a rencontré Watts à Paris en 1988, Jean-Michel Basquiat fut notamment attiré par ses connaissances des traditions spirituelles de l’Afrique de l’Ouest. Basquiat s’était rendu dans le district de Korhogo, dans le nord de la Côte d’Ivoire, région dont est originaire la famille de Watts et où ce dernier s’était souvent rendu dans son enfance et avait été initié aux pratiques spirituelles Senufo. Basquiat s’intéressait vivement à ces traditions sacrées ainsi que leur lien avec le vaudou haïtien. Un voyage en Côte d’Ivoire avait été planifié avec Watts en 1989, qui n’eut pas lieu en raison du décès de Basquiat.
Pendant les années passées en France, Watts s’est penché sur l’influence des traditions sculpturales d’Afrique de l’Ouest sur les artistes modernes européens, notamment Brancusi, Picasso, Modigliani ainsi que les surréalistes. Dans ses œuvres, on retrouve régulièrement des images liées à ces recherches, auxquelles se sont ajoutés, à partir des années 2000, des symboles mathématiques et des équations, soit autant de références à la science et à la technologie, ainsi qu’au soufisme et à d’autres formes spirituelles et ésotériques, parmi lesquelles des éléments d’écriture amharique et araméenne, des hiéroglyphes égyptiens, du bambara et de l’arabe. Watts souligne que les éléments mathématiques permettent d’aborder de nombreux sujets et d’inclure des informations codées dans ses œuvres, avec les nombres qui parfois peuvent représenter une phrase ou un mot (1). Ainsi, dans le tableau Farafina (2007), les chiffres inscrits sur la toile font référence aux numéros attribués aux esclaves africains envoyés aux Amériques ainsi qu’aux Juifs déportés à Auschwitz. Sont également présentes de nombreuses allusions à de grands musiciens, tels que Fela Kuti, Salif Keita et Aretha Franklin, John Coltrane et Sun Ra, pour ne citer qu’eux. De même, le swing occupe une place prépondérante dans ses œuvres, sous la forme de grandes éclaboussures de peinture au premier plan. Des poètes comme Baudelaire, Rimbaud et Allan Ginsberg côtoient l’actualité politique mondiale, de la conférence de Berlin de 1884-85, où les puissances coloniales européennes se partagent le continent africain, à l’histoire des Tirailleurs sénégalais.
La couleur occupe une place essentielle dans l’œuvre de Watts, avec des tonalités orange, jaunes, rouges, bleues, brunes, noires, vertes, soit autant de couleurs qui peuvent rappeller les paysages, la terre, les minéraux, l’architecture argileuse, mais qui sont à la fois éclatantes et inattendues. L’artiste crée ses propres pigments, dont le « bleu de Watts », qui rappelle l’indigo. De même, il crée ses propres pinceaux, même s’il utilise souvent ses mains nues pour travailler la peinture :
« J’aime ce contact avec la matière, la peinture, et j’y vais avec mon corps, par des mouvements circulaires empruntés à l’architecture soudanaise du temps où l’argile mélangée avec du beurre de karité a permis à des maisons de tenir debout sur plusieurs générations. Je travaille avec des matières textiles (sacs de cacao, de café, etc.) que je rajoute à la surface pour accumuler des épaisseurs, superposer et créer du relief. » (2)
Ses riches compositions associent la couleur, le geste et les textures superposées de tissus et de bois. Les formes organiques, les spirales cosmiques et les tracés géométriques renvoient l’œil du spectateur aux quatre coins de la toile ; les éléments se répètent, générant des rythmes spatiaux dynamiques.
L’artiste a souvent évoqué l’importance de la musique dans son processus créatif, où une forme d'absorption dans l’écoute crée les conditions propices à la concentration et à la fluidité de la peinture : « Pour moi, la musique c’est comme le soleil, elle est lumière et énergie. Elle met les récepteurs à vifs » (3). Outre le jazz (Coltrane, Davis, Monk, Ellington, Parker, parmi bien d’autres), Ouattara Watts affectionne tout particulièrement les formes musicales polyphoniques et polyrythmiques contrapuntiques d’Afrique centrale, qui se transmettent depuis des millénaires et qui existaient bien avant l’avènement, aux alentours du XIIe siècle, de la musique polyphonique européenne. L’artiste a ainsi déclaré : « La musique des hommes, dans le sens métaphorique, peut-être assimilée à un chaos, un tourbillon romanesque, poétique par des voix silencieuses qui prennent des formes et des couleurs, et libération de pulsion. Le travail est à faire, car l’Afrique a beaucoup de choses à dire, rien n’a été dit et entendu ! L’homme qui se veut engagé ne peut échapper à l’écoute du monde » (4). Dans les peintures de Watts, le décryptage des innombrables références ne constitue pas un prérequis pour entrer de plain-pied dans le mystère. Ouvrir les portes des sens est la clé de l’alchimie émotionnelle et spirituelle qui impregne ses œuvres : « Ce que je peins, toujours, c’est le cosmos ». (5)
- Kathryn Weir
Notes :
(1) Ouattara Watts, communication personnelle, avril 2023.
(2) Hafida Jemni, "Ce que la peinture entend de la musique. Conversation avec Watts Ouattara" , Afrikadaa, no.10, décembre 2015 - février 2016, pp.102-107.
(3) Hafida Jemni, 2015-2016.
(4) Hafida Jemni, 2015-2016.
(5) Ouattara Watts, communication personnelle, avril 2023.