Hiba Schahbaz ou la jouissance profane des mythes sacrés
La peinture de Hiba Schahbaz relève d’un phénomène transculturel dont l’art contemporain mondialisé est devenu coutumier, notamment depuis les années 1990, avec la diffusion de la miniature traditionnelle (dans son acception indo-pakistano-iranienne) ; à travers des artistes elles-mêmes formées dans les pays du Sud-Est asiatique, incluant l’Afghanistan, dont les trajectoires s’internationalisent et les pratiques s’exportent de Londres à New York, en passant par Paris – citons deux artistes importantes, Nalini Malini et Shahzia Sikander deux femmes pakistanaises (ou indo-pakistanaise pour Malini) dont la trajectoire artistique peut avoir valeur de repère pour penser la trajectoire de Hiba Schahbaz.
L’éducation artistique de cette dernière, certes ancrée dans une certaine tradition technique et idéologique dans les écoles d’art et de miniature de Lahore, ne peut et ne doit se résoudre dans un milieu univoque ; ne serait-ce que par le contact avec l’histoire de la peinture occidentale qu’elle cultive très tôt, surtout à travers des reproductions dans des livres. Il n’en demeure pas moins que les jeunes pakistanais.es de sa génération ayant étudié dans les années 1990-2000 dans les école de Lahore ou de Karachi ont toujours été soumis à un cadre académique, pour ne pas dire une orthodoxie rigoureuse. Cette dernière assignant à la peinture davantage le rôle de clamer les problèmes politiques et sociaux, souvent dans une optique nationaliste, que celui de s’abandonner à explorer les remous du corps féminin dans toute sa sensualité. On comprendra au passage que la fidélité sans frein de Hiba Schahbaz pour le nu féminin, de son enfance jusqu’à aujourd’hui, ne fut pas de tout repos.
Naturellement, si la miniature, notamment indienne, recèle ses joyaux propres d’imagerie érotique et sexuelle (à commencer par le Kâma-Sûtra), de contorsions physionomiques, tout un répertoire de positions ; cet héritage visuel fait d’images interdites, mais généralement passées dans la culture populaire, n’en demeure pas moins toujours tabou et malvenu, encore à notre époque, dans les écoles de peinture et de miniature indienne et pakistanaise (pour ne rien dire du contexte iranien où la représentation du corps féminin est totalement proscrite). A ce titre, il ne faut pas non plus sous-estimer les tendances au puritanisme et aux tabous sexuels en vigueur dans des démocraties libérales comme les États-Unis ou la France, où les mises en scène de Hiba Schahbaz, sans rien revendiquer d’autre que l’épanouissement pictural lié au genre du nu féminin, gardent un potentiel subversif. En réalité, l’érotisme s’il en est, des œuvres de Hiba Shahbaz, qui ne revendique pas particulièrement cette catégorie très occidentale, ayant pratiqué le nu féminin depuis son enfance, dans et en dehors de l’école, doit autant à la miniature indienne qu’aux poses suggestives des figures féminines de Gustave Courbet, que Schahbaz a étudié avec soin.
La miniature traditionnelle se veut un art narratif mais pas illusionniste, géométrique mais irrégulier, d’où son attachement à une forme d’espace flottant (irréel), dans l’absence recherchée de perspective, dont les personnages apparaissent comme émancipés. Un espace provoquant des agencements impromptus (tel un dessin fait de superpositions de plusieurs dessins à la feuille de calque) entre les figurines, les nuages et les dragons. Une des première conséquences dès lors généralement admise sur le genre de la miniature est sa fonction non dramatique, voire dédramatisante (au contraire de la toute la tradition théâtrale occidentale basée sur la catharsis, les affects, etc.). Hiba Schahbaz a donc certes volontairement outrepassé le format micro-sensible de la miniature traditionnelle, elle n’en a pas moins conservé certains principes de diversions et autres ruses visuelles.
De la même façon que des personnages et des animaux peuvent être massacrés ou dessinés dans une mare de sang sans autre effusion lisible sur leur visage, le personnage de Hiba Schahbaz, lui, se jette dans la gueule du dragon sans autre signe particulier d’inquiétude ou d’effroi ; désamorçant au passage tout effet d’identification immédiate ou facile de notre part. L’autre caractéristique remarquable du genre de la miniature, à travers ses agencements d’espaces non perspectifs ou flottants, est sa capacité à générer des image doubles, voire triples, dans un mouvement métamorphique qui fait de la miniature traditionnelle un art à la fois statique et en mouvement.
La simple confrontation du personnage de Hiba Schahbaz avec le flamboyant dragon suffit à insuffler une suggestion sourde de figure hybride, femme-dragon/dragon-femme, entre incarnation terrestre et fabulation mythologique, une infinité de nuances qui trouveront à s’exprimer entre ces deux pôles – et qui semblent se jouer dans le face-à-face de In Your Eyes (2022), comme dans Love Song (2022) ou encore Magical Creatures (2022). Au fur et à mesure que l’on se plonge, dans leur relation, on comprend que Hiba et le Dragon ne sont pas seulement dans un rapport métamorphique fusionnel mais aussi dans un rapport d’hospitalité, d’alimentation et naturellement dans un rapport libidinal. Or la dimension subjective et féminine, voire autobiographique, instillée par Schahbaz, dans ses compositions, est totalement absente de la miniature traditionnelle ; elle en constitue même un vaste impensé ou territoire vierge sur lequel prend place l’art de Hiba Schhabaz.
On peut ainsi assez aisément comprendre, sans entrer dans les moindres détails de sa vie qui l’ont mené du Pakistan aux États-Unis, le type de progression et d’étapes sur lesquels s’est naturellement construit ce parcours transculturel : faire le pas de passer du petit format traditionnel de la miniature, espace lié au Livre, du reste à une forme de lecture intime et individuelle, intériorisée, au grand format, sans limites réelles, caractéristique de la scène artistique « globale », et certes, américaine ; mais également passer de corps sans visage ou sans traits individuels, le plus souvent représentés de profil ; pour en arriver, lentement mais sûrement, à peindre, d’abord des autoportraits faits pour s’incarner dans un acte d’affirmation existentielle ; puis, plus généralement, des visages, y compris de face, caractérisés en différents états d’âmes métaphysiques et pulsations physiques du corps de l’artiste – aux prises avec des monstres, des âmes sœurs ainsi que des corps naturels tels que des branches de lauriers et autres feuilles d’arbre.
Dans sa neutralité apparente, la femme incarnée sur papier par Hiba Schahbaz n’en réincarne pas moins toute une généalogie de figures autant féminines que féministes, transcendant les imaginaires picturaux, mythologiques et religieux, à travers des postures plus ou moins lascives, provocatrices, ramificatrices : Frida Kahlo : le symbole de l’émancipation féminine à travers l’histoire de l’art et à la fois du sacrifice à la cause du peuple ; Daphné : le symbole de la beauté absolue liée de manière organique à la nature, à la recherche du Beau, et du Bien, sous forme de quête perpétuelle ; enfin Ève : la figure qui traverse tous les monothéismes avec ses vertus nourricières et créatrices, mais qui symbolise également l’état proche de l’inconscient de celle qui oscille entre le Bien et le Mal, ou entre les limbes de la connaissance et les tentacules de l’ivresse.
C’est là que tout le « féminisme » de Hiba Schahbaz trouve en somme à se matérialiser ; au carrefour d’un travail presque subliminal sur la figure et ses réincarnations, travail dans lequel l’artiste projette son propre corps, sans pruderie feinte, à travers celui de femmes « sacrées » ; maintes fois réappropriées par la culture postmoderne picturale, cinématographique et littéraire, mais qui gardent un pouvoir universel. Des figures mobilisatrices d’une abondante lignée de femmes résilientes, révolutionnaires mais aussi unificatrices. Au-delà de son propre corps, celle qui peint et se voit dans le miroir (son propre modèle mais aussi son point de contact avec la terre et son territoire d’exploration) peint aussi mille autre figures de femmes anonymes et « sans histoire » qui entrent ainsi, sans frapper, dans la peinture et dans ses histoires intérieures, ses élucubrations : ce qui s’invente et celles qui s’invitent lorsque Schahbaz s’adonne à de longues heures et journées de peinture, sont autant de portes d’entrée vers un mouvement introspectif – une sorte de recentrement mental et corporel d’où les poses non seulement sensuelles mais également méditatives et gymnastiques du personnage peint par Schahbaz.
Cette force syncrétique du travail de la figure chez Hiba Schahbaz ne peut et ne doit se confondre uniquement dans le postmodernisme et les grands vases communicants de la culture contemporaine. Elle doit nous faire souvenir que déjà dans les manuscrits du Baharistan (le Jardin du printemps), œuvre du poète mystique Jami à la fin du 16e siècle (Lahore), illustrés par l’artiste Basawan, le raffinement de la miniature mongole (par-delà les influences iraniennes et pakistanaises), résident justement dans cette coexistence de religion hindoue, d’iconographie chrétienne et de sources zoroastriennes. Cette tradition iconographique indo-européenne qui survit quelque part à travers l’art de Hiba Schahbazi, signe d’une mondialisation avant la lettre, trouve justement un de ses plus beaux vecteurs, dans le mythe du Printemps. Celui-ci doit sa réincarnation presque effrontée, sous les traits de Hiba Schahbaz, en Vénus de Botticelli ; la peintre contemporaine s’invitant physiquement dans une lignée de figure sacrées – des icônes de l’art occidental – non seulement Vénus (ou Aphrodite), mais également le dieu Zéphyr et la déesse Flore (qui entourent Vénus dans la peinture originale). Mais au-delà de l’icône et du symbole – sans doute le nu le plus connu de l’histoire de l’art – c’est tout un voyage naturaliste et mystique, sur la route des voies détournées entre amour sacré (divin) et amour profane (terrestre) que manifeste ce retour à la mythologie de la Grèce antique. Là encore Hiba Schhabaz nous invite sur la route effrénée du désir comme forme de pure connaissance de Soi et du monde, à l’épreuve de ses rencontres les plus épanouissantes et les plus déroutantes.
- Morad Montazami