Almine Rech présente à Paris la troisième exposition dédiée à l’artiste allemand Günther Förg (1952–2013) à la galerie, dans la lignée des expositions qu’elle organisa à Londres en 2015 et 2018.
Né dans l’Allgäu et formé à l’Akademie der Bildenden Künste de Munich, ses idées n’ont cessé de migrer à travers les médiums. En 1984, Förg reçut ses premières lettres de noblesse en étant associé à la nouvelle peinture allemande, réunie alors à Düsseldorf par Kasper König au sein de l’exposition ‘von hier aus’. Il a depuis été associé à deux trajectoires de l’art d’après-guerre. L’histoire de sa réception dans l’enceinte du Stedelijk Museum d’Amsterdam illustre en effet la dualité interne aux recherches protéiformes qu’il mena. En 1995, le Stedelijk, alors sous la houlette de Rudi Fuchs, présenta Förg comme l’héritier des peintres germaniques rassemblés sous l’étendard du “Néo-Expressionnisme” : Georg Baselitz, Per Kirkeby, Markus Lüpertz, A.R. Penck. ‘A New Spirit in Painting’ (1981) l’a montré : ces artistes ont en réalité cherché à s’enraciner dans la culture de leurs origines et la tradition picturale. Plus récemment — comme en témoigne la rétrospective organisée il y a trois ans de cela par le Stedelijk et le Dallas Museum of Art — on a regardé Förg comme un artiste préoccupé par l’interprétation et l’exploration du modernisme (toutes deux amorcées, en Allemagne, par Blinky Palermo) selon un point de vue européen et continental. L’exposition proposée aujourd’hui par Almine Rech démontre, cependant, que la force de Förg réside plutôt dans sa capacité à ériger des œuvres qui résistent à toute forme de déterminisme, et ne sont, par là même, aucunement programmatiques, au sens où elles participeraient de la construction d’un certain discours sur l’art. Förg exprima, en somme, une fragile beauté, en travaillant à la lisière du “Néo-Expressionnisme” et du modernisme.
Trente ans après l’exposition monographique du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, il est maintenant possible de voir, rue de Turenne, l’œuvre tardive de Förg (dont l’origine remonte aux années 1990), qui apparaît comme le pendant des œuvres accrochées alors aux murs du Palais de l’avenue du Président Wilson. L’espace principal de la galerie comprend une peinture murale — qui fait écho à ce que Fernand Léger décrivait comme la place picturale de la couleur dans l’architecture — ainsi qu’une série de photographies en noir et blanc consacrée à l’architecte français du dix-huitième siècle Claude-Nicolas Ledoux. Il nous appartient désormais de souligner qu’en 1933, l’historien de l’art et de l’architecture autrichien Emil Kaufmann vit en la personne de Ledoux le point de départ de ce qu’il nomma l’architecture autonome, c’est-à-dire de l’architecture moderne, dont il situa le point d’arrivée dans l’œuvre de Le Corbusier. Dès lors, il semblerait que Förg, interrogea l’idée même de modernité. Les questions que cela entraîna, il tenta d’y répondre en déplaçant vers la peinture les formes prélevées dans l’architecture.
L’exposition, quant à elle, se conclut sur les Grid Paintings, dont la structure rime avec certaines occurrences — celles de l’année 1996, par exemple — d’une autre série emblématique de Förg : les Grey Paintings. On a souvent rappelé, avec raison, que les Grid Paintings reposent sur la transformation du motif qui peuple La Mort de Marat (1907) d’Edvard Munch. Pour donner toute sa profondeur à la chaîne qui unit les deux œuvres il faudrait néanmoins se tourner vers l’artiste qui peu de temps avant Förg, trouva dans l’œuvre du peintre norvégien les énergies nécessaires à sa propre réinvention : Jasper Johns — dont les crosshatchings proviennent de L’Autoportrait entre l’horloge et le lit (1940). Förg, avec Johns, participa donc aux processus d’agrandissements et de rétrécissements qui traversent l’histoire de la peinture. L’interprétation formulée par Förg en revanche est expressive, contrairement à Johns qui systématisa le motif perçu dans L’Autoportrait de Munch. En cela, Förg est à rapprocher, dans un contexte allemand, de Baselitz, qui, dans les années 1970, peignit des œuvres dont le fond devait toute sa force aux entrelacs maritimes et charnels de De Kooning, eux-mêmes inspirés des paysages de Céret dépeints par Chaïm Soutine. Le second fil d’Ariane des Grid Paintings se trouve, en outre, du côté des fenêtres entrelacées du bâtiment du Bauhaus de Dessau, que Förg prit en photo dans les années 1990. Son modus operandi pourrait donc se résumer à un art de la mémoire indiciel : à travers une seule œuvre, c’est les territoires explorés jadis par Förg que nous regardons.
- Théo de Luca, Auteur, Yale University