Dû au contexte sanitaire mondial, Kenny Scharf ne verra pas son deuxième solo-show à la Galerie Almine Rech. Pour autant, tandis qu’il continue à produire des pièces dans son atelier de Los Angeles au cœur du mois de décembre, il se réjouit de la primeur qui se dégagera de ses peintures. « C’est toujours très excitant pour moi de montrer un travail si récent, débute-t-il, et malgré mon absence, les visiteurs seront témoin de cette nouveauté. » Depuis le début des années 1980, Kenny Scharf produit beaucoup et adore ce temps passé face à son œuvre où, sans songer à des sujets préalables ou des narrations resserrées, il développe un vocabulaire dans lequel se marie l’influence des comics des années 1960 - notamment les Pierrafeu ou les Jetsons – à des formes, parfois psychédéliques, qui peuvent être assimilées à des cellules, bactéries, voire virus. Une interprétation dotée d’une nouvelle acuité dans notre époque particulière. Lors de sa première présentation à la Galerie Almine Rech, qui eut lieu à New York en septembre et octobre 2020, la critique d’art Linda Yablonsky avait fait le parallèle entre les années Covid et les années Sida. À l'époque, Kenny Scharf partageait avec Keith Haring un appartement dans lequel Jean-Michel Basquiat les rejoignait souvent. Il s'en souvient comme d’un lieu de rassemblement des énergies, d’un jeu de ping-pong d'idées, avant la perte de ses amis... Face aux tragédies, il décide qu’il montrera de la vie principalement le côté virevoltant, enrichi de couleurs vives. Qu’elles soient cathartiques, une prolongation des moments d’extase ou de temps plus maussades, les toiles reçoivent ses humeurs.
De ce fait, l’on comprend bien cette nécessité impérieuse de les remplir, dans ce all-over reproduit indéfiniment. Ce terme évoque évidemment Jackson Pollock, dont Kenny Scharf avoue être un grand admirateur. « Il a marqué les débuts de l’amplification d’un autre espace, poursuit-il. Car ce all-over attestait de l’extension d’un monde. C’est un background que je peux employer et il m’arrive aussi de lancer la peinture sur la toile. J’aime également que chaque détail se révèle comme une petite fenêtre d’un univers immense, qui pourrait s’échapper à l’extérieur du tableau. Je perçois mes oeuvres comme des parcelles au dérouté illimité. » De l’idée de rhizome, de cette conception très visuelle de racines en conduisant à d’autres, on se replonge dans l’histoire de cet expressionnisme ab-strait américain, qui n’a jamais cessé d’inspirer les plasticiens. D’ailleurs Kenny Scharf irait presque puiser en deçà, avec des réminiscences à la Arshile Gorky ou, encore, à la Jean Dubuffet. De ceux qui représentent leur état psychologique dans des ensembles très denses. L’exposition est à Paris et l’on continue de re-garder les liens potentiels avec la scène française. Si l’on y pense sans vraiment l’aborder, Kenny Scharf rappelle de lui-même qu’il a été montré, dans les an-nées 1980, avec François Boisrond, Robert Combas, Hervé Di Rosa ou les Frères Ripoulin, rapprochés du mouvement de la Figuration Libre ou du graffiti. Le peintre américain s’en souvient comme d’une scène pop-rock, avec laquelle il pouvait en effet ressentir des affinités formelles, même s’il ne les pas revus depuis trois décennies.
Au final, l’important est toujours de travailler et de produire. Aujourd’hui par exemple, il peint un champignon, dans une forêt sauvage peuplée de gens nus… Il est peut-être d’humeur moins badine. Il se sent davantage enclin à étendre un univers quelque peu surréaliste, dans lequel s’unissent des images liées aux galaxies, à des représentations d’ordre viral ou simplement formelles, frôlant l’abstraction. Moins de liens se tissent de manière évidente avec des caractères identifiés ou reconnus.
Il poursuit ainsi une dystopie joyeuse ou une utopie désabusée, oscillant entre différents sentiments. Souvent d’ailleurs, la vigueur flirte avec la violence, l’ardeur des couleurs se fait acide et les lignes de fuite nous bousculent ou nous emportent vers un univers inconnu, guidé par des figures aux sourires sardo-niques… Kenny Scharf se dit être un artiste engagé, particulièrement dans cette année d’élections américaines et de soulèvements populaires. Il nous fait encore réfléchir quand il conclut que « la vraie vie est toujours plus intense », et ferait-il un discret hommage à Robert Filliou ? Il demeure profondément empli de l’énergie de la côte Ouest, où il est né et où il est retourné vivre depuis vingt ans. Tandis que Los Angeles semble être habitée d’individus circulant solitairement en voiture, les moments de révolte voient se lever une population qui retrouve un destin commun. Alors, Kenny Scharf ressent la vitalité du collectif et l’exaltation d’être à son exacte place, qu’il retranscrira, d’une manière ou d’une autre, dans son travail.
– Marie Maertens
Décembre 2020