Almine Rech Gallery est heureuse de présenter Are Men Unicorns?, la quatrième exposition d’Ida Tursic & Wilfried Mille avec la galerie, et leur deuxième à Bruxelles.
Tursic & Mille ont entamé leur collaboration en l’an 2000, au tournant d’un nouveau millénaire marqué par le flot quasi-ininterrompu d’images photographiques et de bouleversements technologiques, sociaux et politiques qui semblent émerger à un rythme de plus en plus effréné. Depuis toujours, c’est intentionnellement qu’ils cherchent à la fois à revendiquer et à critiquer le rôle que la peinture, leur principal support d’expression, peut jouer dans de pareilles circonstances ; ils la manient comme une arme pour placer leur technique picturale, ancienne et polyvalente, au cœur d’une pratique dynamique.
On a beaucoup écrit sur l’utilisation que font Tursic & Mille d’images trouvées sur Internet pour alimenter leur imagination débordante et servir de substrat dans la construction de leur vocabulaire pictural. Leurs choix, d’apparence décousue, vont des stars du porno aux photos de vedettes prises au hasard - comme si les qualités formelles de leur travail se devaient de céder à la tyrannie très contemporaine et parfaitement trompeuse du contenu ou de la matière comme point central de la création artistique. On a toutefois beaucoup moins écrit sur le large éventail de techniques picturales mises en œuvre au fil de leur parcours original et ambitieux, dans la réalisation d’un projet visant à produire des œuvres à la fois actuelles, pertinentes dans la culture contemporaine, mais s’inscrivant délibérément dans le grand récit historique de la peinture occidentale.
Non contents de recycler des images appropriées - comme si l'appropriation, ce poncif éculé, était encore un grand « phénomène » pour les artistes de 2018 - Tursic & Mille se sont donnés pour tâche de créer des œuvres fortes, quelque chose de « nouveau et intéressant » pour reprendre le sous-titre du magazine Actuel, aujourd’hui disparu. Ils le font de manière militante, en utilisant de façon fantasque et drôle un support trop souvent présenté comme mort, choix provocateur et radical s’il en est vu l’esprit du temps. Ambitieuse, certes, leur peinture n’est ni arrogante ni condescendante. Ils restent accessibles et appréciés de tous. Par touches légères, Tursic & Mille contournent l’apparente difficulté de leurs ambitions en mêlant habilement vraies retouches picturales et utilisation de figures décalées, comme la présence récurrente de leur Border Collie Maximus apparaissant souvent tel un petit détail dans un tableau de grand format. Autres figures récurrentes, la silhouette de Bettie Page, des fleurs, et des paysages réels dont celui qui fut l’inspiration originale de Cézanne, la montagne Sainte-Victoire.
Certains tableaux de Tursic & Mille sont à la fois figuratifs par le sujet et abstraits par le traitement, alliant par exemple des techniques quasi photographiques dans un arrière-plan de paysages bucoliques, recouvert de taches et d’éclaboussures de forme libre pour créer des effets de contraste entre paysage gris monochrome et coups de pinceau colorés, recouvrant ou oblitérant les tropes des couches inférieures. La relation entre obscurcissement et révélation résonne dans l'ensemble de l’exposition, où, outre les images décrites ci-dessus, un personnage est par exemple recouvert de tâches translucides qui peinent à cacher son corps nu. Ailleurs, de larges traits de couleurs vives rendent illusoire toute tentative de dissimuler les figures nues.
De même, le rapport entre ce qui est recouvert et ce qui ne l’est pas dans leur peinture se retrouve dans la façon dont Tursic & Mille expérimentent le décalage ambigu entre images 2D et 3D, en employant peinture à l'huile, sculpture et une scie sauteuse à l’ancienne pour créer des shaped canvas (des peintures sur panneaux découpés). Ce sont des découpages en bois plats, décorés d’animaux peints réalistes (mythologiques ou réels : chats, chiens ou licornes) ou d'objets comme un petit feu de bois, installés sur des socles faits de rondins. Ils sont conçus pour être observés de face, comme un tableau, le dos de la silhouette étant laissé blanc et inachevé mais pouvant être vu si le spectateur choisit de tourner autour. Ici, Maximus le chien apparaît comme une forme peinte, petite figure bondissante devant un feu, aux côtés d’un caniche ébouriffé, autre créature récurrente du panthéon de Tursic & Mille, mais aussi un nouveau venu, Zizi, le chat de Manet rendu célèbre par Olympia, symbole durable de la vie ordinaire intégré à un monument de l'histoire de l'art moderniste. Ce retour de Zizi dans le contexte de Are Men Unicorns? est un signal fort : au-delà du bestiaire fantastique, des icônes de la culture pop, des éclaboussures colorées, des fleurs et des paysages, au-delà de l’humour et de la fantaisie, Tursic & Mille, artistes résolument optimistes et ambitieux, cherchent eux aussi à devenir, à travers leur peinture, des monuments du 21e siècle.
- Noëllie Roussel