Almine Rech Paris a le plaisir de présenter Trail Dust, la première exposition personnelle de Thu Van Tran avec la galerie.
Pour sa première exposition personnelle à la galerie Almine Rech, Thu Van Tran a choisi un titre à double tranchant : Trail Dust (Traînée de poussière) évoque l’éphémère et l’évanescent, mais c’est aussi le nom de code attribué par l’armée américaine à ses opérations d’épandage toxique lors de la guerre du Vietnam. Le caractère soudain et fragile de la vie et la finalité de la mort, la transformation de la matière organique en matière minérale et les échelles de temps infinies des processus de minéralisation et de pétrification sont les thèmes de l’exposition de Thu Van Tran. Elle y aborde aussi ses sujets de prédilection que sont l’importance des matériaux et la matérialité des mots et de leur sens, ainsi que la capacité de l’art à éclairer les atrocités d’un passé récent.
L’exposition s’ouvre sur une forêt tropicale pétrifiée en bronze intitulée Novel Without a Title (Roman sans titre) (toutes les œuvres sont de 2019) [1]. Le procédé de la cire perdue employé pour réaliser les pièces entraîne la destruction des feuilles naturelles par le bronze en fusion, reconstituant ainsi le cycle de la vie et de la mort – et il en va de même pour chacun des éléments de la forêt : une feuille verte de bananier, symbole des plantations luxuriantes du Vietnam, s’harmonise avec les spécimens fanés et tombés au sol. Le bronze, un alliage de cuivre, renvoient à la matière première, les feuilles d’hévéa disposées en amas au sol, évoquent les longs et violents processus d’extraction et d’exploitation du caoutchouc mais aussi des constituants du bronze, une exploitation de la nature qui subsiste dans son œuvre sous la forme de traces sculpturales.
La première salle représente la terre ; la seconde symbolise le ciel. Ici, des grappes de nuages en céramique grise inspirés par les marches des temples bouddhistes, symbole ancestral d’une élévation menant à la connaissance, nous apparaissent massifs et naïfs à la fois. Intitulée Holding Up the Immaterial (Soutenir l’immatériel), l’œuvre témoigne du poids et de l’importance de phénomènes immatériels tels que la pensée, le savoir, l’imaginaire, la poésie. Elle contraste puissamment avec Trail Dust (Traînée de poussière), dessin au graphite figurant des nuages de poussière recouverts de hachures, comme pour effacer la mémoire de la destruction à laquelle son titre fait référence.
Évoquant un espace de pensée et de réflexion au-delà des contraintes de la terre et du ciel, la dernière salle interroge la relation entre les mots et leur sens. Rainbow Herbicides (Arc-en-ciel d’herbicides), une série de dessins d’où jaillissent de petites giclées multicolores de peinture, apparaît comme un oxymore qui masque les effets délétères des herbicides [2] , une œuvre pour tourner la page des représentations mensongères du passé. L’installation onirique At a Tortoise’s Pace (À pas de tortue) est un groupe d’une trentaine de tortues pétrifiées en terre cuite grise, référence aux tortues-stèles de pierre préservées au Temple de la Littérature à Hanoi : chaque tortue en terre cuite porte ici sur sa carapace une page vierge en céramique blanche, prête à accueillir un savoir nouveau et innocent qui reste à concevoir.
Enfin, le triptyque Penetrable (Pénétrable) est composé de trois toiles de caoutchouc sur lesquels sont peints des motifs colorés : des allégories de la nature tropicale et primitive, preuve de l’intérêt que l’artiste porte non seulement à l’histoire des matériaux, mais aussi à leur texture, leur beauté, leur sensualité – et ainsi aux sens qui nous permettent de voir et de sentir. Cette histoire des matériaux se délivre alors dans l’espace sensoriel de nos sens. Pour Thu Van Tran, les signes englobent les mots et le sens et c’est la rencontre entre les signes, mots et sens, d’une part, et les matériaux vus et ressentis, d’autre part, qui rend le langage possible et anime l’œuvre d’art.
Rahma Khazam
Traduit par Alexandre Carayon
[1] En référence au roman éponyme de Duong Thu Huong, Roman sans titre (1991), qui raconte l’errance solitaire d’un soldat à travers les jungles du Vietnam.
[2] La désignation des herbicides codés couleur (dont l’Agent Orange) employés par l’armée américaine pendant la guerre du Vietnam.