Almine Rech Brussels est heureuse de présenter la première exposition de Nathaniel Mary Quinn avec la galerie.
Il y a cinq ans, Nathaniel Mary Quinn réalise spontanément un portrait de son frère Charles. Il émerge sur la toile de manière inattendue, s’écartant d’un travail jusqu’alors tourné vers des sujets d’actualité ou plus politiques. Plus important encore, il ouvre une porte vers le passé de Quinn, vers un univers auquel il continue à se consacrer, un univers qui puise ses sources dans les personnages qui ont marqué une existence hors du commun. L’histoire personnelle de Quinn est à présent bien connue. C’est un parcours traumatisant : il grandit dans les Robert Taylor Homes, cité HLM de Chicago ravagée par la drogue, il est repéré comme enfant « prometteur » et admis dans un pensionnat prestigieux ; à 15 ans, suite au décès de sa mère, il rentre chez lui et découvre que son père et ses quatre frères ont disparu sans laisser de trace. L’histoire de Quinn est souvent racontée dans les articles qui lui sont consacrés, et à juste titre. Dessins et tableaux, en effet, ont souvent pour origine les personnages qui ont peuplé la vie de l’artiste, et ses expositions ont tendance à s’articuler autour de groupes particuliers : habitants de la cité Robert Taylor dans son exposition Back and Forth à Chicago en 2015 ; sa mère et lui-même dans On that Faithful Day à New York en 2017 ; et, plus récemment, des personnages issus de Crown Heights, le quartier de Brooklyn qu’il habite aujourd’hui, dans The Land, à New York en 2018.
Pour autant, les œuvres de Quinn ne sont pas des portraits au sens classique. D’abord, ils n’ont aucun rapport visuel évident avec le modèle. La nature insaisissable de la mémoire est au cœur des dessins de Quinn, qu’il forme mentalement plutôt qu’à partir d’esquisses ou de sources extérieures, photographiques par exemple. Les protagonistes qui en résultent assument une apparence composite, proche du collage, faite de traits faciaux et de parties du corps cousus ensemble pour former un ensemble fracturé. Ensuite, en dépit de leur grande sensibilité à l’état d’esprit du personnage représenté, les portraits de Quinn rejettent la singularité au profit d’un lexique visuel dans lequel certains motifs graphiques reviennent fréquemment. Morceaux d’animaux - groin du cochon ou œil humide du gorille -, motifs décoratifs - fleurs et nœuds surdimensionnés -, ou encore dessins abstraits - pois, drapeaux et gribouillis, pour ne citer que quelques-uns des éléments récurrents qui peuplent les dessins et peintures de Quinn. Comme le dit l’artiste, « Je crois que dans la vie, on est un amalgame d’expériences multiples. On se construit à travers une succession de joies, de tristesses, de hauts et de bas. J’essaie d’en énoncer l’essence. … La perception subjective est tout simplement l’allégeance – l’interdépendance inconsciente entre tous – que l’on fait à son propre ego. Et l’ego empêche de percevoir le collectif. »[1]
Plutôt que de décrire des individus particuliers à sa manière, Quinn représente notre humanité partagée. C’est ce projet qu’il a choisi de poursuivre pour la galerie Almine Rech. Comme toujours, les protagonistes de Quinn sont des personnes qu’il connaît – et ici, des personnes qu’il connaît bien, intimement – même si, cette fois-ci, l’accent n’est pas mis sur l’histoire qu’ils racontent ni sur le récit qu’ils incarnent. Quinn choisit plutôt pour thème le processus lui-même, c’est-à-dire la façon dont il démonte, assemble et réassemble la vie intérieure du sujet. Selon l’artiste, le cubisme analyse, déconstruit et reconfigure l’objet extériorisé sous forme abstraite, alors que lui s’efforce de mettre à nu les nombreuses strates qui composent le monde intérieur du sujet, le vaste spectre de ce qui est ressenti, mais pas toujours vu.
Empathie et vulnérabilité sont deux éléments fondamentaux de sa technique, tous deux nécessaires face à l’opacité d’autrui. En abordant ses sujets, Quinn tente de se débarrasser autant que possible de l’auto-interprétation, non seulement vis-à-vis de ses personnages, mais aussi des matériaux qu’il emploie. Dans ses entretiens, Quinn parle du poids et de la tension qui accompagnent le trait, et du plaisir qu’il éprouve face à la résistance particulière de chaque outil, qu’il s’agisse du fusain, du graphite ou du pastel. Comme me le disait Quinn en plaisantant, « Monsieur Pastel, je respecte votre capacité à produire cet effet sur le papier. Je ne vous comprends pas, mais je vous respecte et je vous adopte ».[2] C’est ce même respect dont Quinn fait preuve à l’égard de ses sujets, qu’il laisse de plus en plus prendre forme au moment de leur matérialisation sur le papier ou la toile, même s’il en reste indéniablement l’auteur. Pour cela, Quinn a recours à une méthode de travail tout à fait particulière : il occulte sa composition de manière à ne laisser visible que la partie sur laquelle il travaille. En fin de compte, Quinn ne prend pas vraiment du recul - ce serait tout bonnement impossible : plutôt, il tente plutôt de s’abstenir de tout jugement pour permettre à ses sujets d’exister pleinement dans leur irréductible complexité. Comme il le dit lui-même, « Aucun élément n’est plus ou moins important qu’un autre : ni le bras du gorille, ni le groin du cochon, ni les pattes de l’éléphant. Aucun n’est une "clé" permettant de résoudre l’énigme. Ils [les sujets] existent, tout simplement. Ils sont dotés du droit d’exister. Pourquoi ne pourraient-ils pas jouir de ce droit sans devoir s’en expliquer ? »[3]
Ces préceptes ont toujours défini le travail de Quinn ; mais, ainsi placés directement et consciemment au cœur de son œuvre, ils ont aussi fait évoluer son travail. Là où ses dessins et peintures avaient auparavant tendance à rappeler des collages, faits de parties disjointes puis reliées comme les pièces d’un puzzle, son travail actuel est visuellement plus fluide : il lâche prise et laisse les matériaux le guider. Les formes se mêlent les unes aux autres, mélange facilité par l’application d’un vague fond de couleur avant le travail sur les différentes facettes de sa composition. La courbe émerge comme élément fondamental et, au fil des allers et venues de ses outils, Quinn fait davantage appel à l’abstraction. Interconnexion, fluidité, reflet et contre-reflet sont les figures visuelles qui définissent les derniers travaux de Quinn. Ce qui en ressort est un portrait collectif de l’esprit humain, indomptable et irrépressible.
[1] Nathaniel Mary Quinn, “‘Art Derives From Everything in Life’: A Talk with Nathaniel Mary Quinn,” entretien avec Bill Powers pour ARTnews, le 12 mai 2016 - http://www.artnews.com/2016/05/12/art-derives-from-everything-in-life-a-talk-with-nathaniel-mary-quinn/.
[2] Quinn, conversation avec l’auteur, le 15 mai 2017.
[3] Ibid.
- Claire Gilman