Parmi les œuvres présentées dans l’exposition de John M Armleder à la galerie Almine Rech à Paris, au côté de peintures murales de 2018, figure une nouvelle série de « Puddles Paintings » ou « Peintures en flaques ».
Réalisées par déversement de matériaux hétérogènes à même la toile (peinture acrylique, vernis, liquides pour surfaces extérieures, mais également poudres, confettis, paillettes et petits objets décoratifs), ces peintures s’élaborent selon un mode doublement aléatoire : leur dépôt sur la surface à peindre n’est pas contrôlé par un geste de maîtrise artistique et leur mélange provoque un changement chimique de leurs propriétés originelles, tant sur le plan chromatique que physique. A cela s’ajoute que l’application des substances de la peinture est réalisée à plat (contrairement aux « Pour Paintings » ou « peintures de coulées », dont les premiers exemples remontent aux années 1970) et que la verticalisation du résultat, une fois les couches formées, modifie encore profondément l’aspect du tableau. Ainsi, se dessinent de nouveaux plissés, se forment des rigoles irisées et surgissent d’une couche précédemment recouverte d’improbables vagues chromatiques, quand n’éclatent pas des
« bulles » qui s’étaient formées à la surface, déversant soudainement un magma de composantes à densité variable sur les accrétions affleurantes.
Cette technique picturale, qui doit autant peut-être à la vulcanologie qu’aux principes de composition aléatoire présents dans l’histoire de l’art de la deuxième moitié du vingtième siècle, permet à l’artiste de programmer une perte de contrôle, de déclencher des accidents et des éruptions inattendues, bref : de combiner le « lâcher prise » cher à John Cage avec une forme d’expressivité sans subjectivité.
Leo Steinberg fait remonter l’invention du « flatbed picture plane », soit de l’horizontalité du plan pictural, aux années 1950 et l’attribue aussi bien à Robert Rauschenberg qu’à Jean Dubuffet. Chez le premier, c’est l’usage du rebut et la pratique de l’assemblage qui permet de dépasser le statut
« d’image» (fût-ce-t-elle abstraite) de tout travail pictural « à la verticale ». Chez le second, c’est la recherche matériologique et la volonté « d’abaisser » le tableau au plan du réel, qui transforme la relation de l’œuvre à la dichotomie nature-culture. Au passage, ces artistes auront défait la délimitation nette entre peinture et sculpture et bouché la « fenêtre » de la représentation ouverte à la Renaissance.
Dans le geste d’horizontalisation des « Puddles Paintings » de John M Armleder résonne peut-être l’écho de l’assemblage, mais il ne charrie pas la charge émotionnelle des recyclages de Rauschenberg : les objets utilisés, englués dans la viscosité des liquides colorés, évoquent plutôt la question de l’ornementation, à la manière dont un parasol miniature ou en mélangeur en plastique transforment une boisson industrielle en « cocktail », contaminant de leur registre inutile et joyeux une expérience quotidienne. Et, si la palette chromatique et l’épaisseur de la matière picturale de la nouvelle série de
« Puddles Paintings » rappellent l’informel français, les œuvres convoquent plutôt le souvenir des pratiques d’Eugène Leroy ou de Larry Poons que celle de Dubuffet. Car, ce que John M Armleder invoque, avant tout, c’est cette image d’un « pudding culturel », mélange de toutes les références, lieu de toutes les équivalences et substance qui « gélifie » les intentions les plus radicales.
Ainsi, l’aspect aussi bien que la texture de ses « Puddles Paintings » seraient-elles à l’image d’une théorie culturelle qu’il développe et met en pratique depuis de nombreuses décennies. Dans les années 1980, les « Furniture Sculptures », sculptures d’ameublement au sens d’Erik Satie, marquaient le destin mobilier des pratiques d’avant-garde. Dans les années 1990, les « Pour Paintings » et les peintures murales affirmaient le caractère ancillaire de la composition à un programme plus ou moins aléatoire. Dans les années 2000, ses plateformes installatives renvoyaient les efforts aussi bien artistiques que curatoriaux à l’horizon de la « série B », où un dispositif prévu pour un autre scénario devient le lieu d’une nouvelle réalisation. Aujourd’hui, alors que nous percevons le mouvement général de cette œuvre singulière, nous pouvons plonger le regard au cœur de ce maelström de formes, de médias, d’inventions et de reprises, de gestes et de références et, comme dans la nouvelle de Poe, nous comprenons que ce vortex entraîne tout dans sa force tourbillonnante. Certains pensent même que le phénomène a un œil ; gageons que, dans ce cas, c’est lui qui nous regarde.
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Lionel Bovier