Se définissant le plus souvent comme peintre digital, Gioele Amaro manie le pixel avec une dextérité comparable à celle des peintres sans pour autant faire de peinture. Ses œuvres sont numériques, destinées à quitter l’espace virtuel pour devenir objet physique, tableau. C’est dans ce passage d’une forme transcendante aux propriétés fluides à une forme immanente que s’engage le cœur de la démarche de l’artiste. Imprimées sur toile et vernies, ses œuvres remettent en question l’histoire de la peinture au profit d’une nouvelle histoire, celle de l’image numérique reproductible. Dans cet aller-retour décomplexé entre réel et virtuel, l’artiste opère un premier pas dans un méta-monde au sein duquel le temps et l’espace sont autant d’éléments d’un monde en construction permanente. Des images troubles, démontables et recomposables, symptomatiques du monde contemporain.
La pratique de Gioele Amaro culmine dans une question essentielle : est-ce encore une peinture ? Outre d’une définition matérielle ou élémentaire (un pigment et un liant sur une surface) l’artiste ouvre ici une série d’enjeux clés pour la création contemporaine initiée par l’art conceptuel et minimal : la machine, l’ordinateur, l’intelligence artificielle peuvent-ils être créateurs ? A l’inverse, l’artiste maniant ces outils n’en est-il pas moins artiste, en l’occurrence, peintre.
Abstrait ou figuratif, réel ou virtuel, la question n’est plus là ou montre du moins ici qu’elle n’a plus de raison d’être. Pourtant, un artiste semble toujours convoquer une histoire des formes et de références. Aussi contemporaine que soit cette nouvelle peinture, elle hérite malgré elle des mythes de l'ancienne. Parmi ces mythes règne l’imitation, ou mimesis, condamnation platonicienne de la représentation à tromper et à séduire. Des architectures peintes de la villa Barbaro de Paul Véronèse aux surfaces spirituelles de Mark Rothko se dessine une certaine paternité de cette pratique hybride : l’un prolonge le monde, l’autre le rejette.
Le faux, réside précisément dans l’intermédiaire. Il n'y a de vérité que dans les catégories qui permettent de la cerner. Trop intentionnelles pour être abstractions minimales, trop exactes pour être peintures au sens traditionnel, ces toiles sont l'objet même du simulacre. Ici, l’artiste dépasse la feinte pour s’attaquer au principe même de réalité : celui de l’objet de la représentation, du tableau, voire de la peinture même, propulsant cette notion développée par Baudrillard, à l’ère du numérique. Dans Simulacres et Simulations (1981), ce dernier énonçait : « Le simulacre n'est jamais ce qui cache la vérité – c'est la vérité qui cache qu'il n'y en a pas. Le simulacre est vrai. ». Ni reflet, ni rejet du réel, les peintures de l’artistes ne sont ainsi ni des fenêtres, ni des miroirs mais des écrans qui dessinent une nouvelle réalité, à la fois connectée au réel et autonome. Elles sont peintures, mais pas seulement. Elles incarnent la troisième identité naissante d’une histoire picturale binaire.
De l’anamorphose à l’abstrait, Gioele Amaro rappelle la grande histoire de l’art et son traitement des effets de diffraction ou de déformation de lumières naturelles ou artificielles : L’écran diaphane et bombé d’un vieil ordinateur, le hublot d’un avion, ou le reflet d’un néon sur une surface métallique. Autant de tentatives de raccrocher l’abstraction au réel avec lesquelles joue parfois l’artiste dans certains de ses titres (DawnDown, 2021 ; Moonset, 2021 etc). L’esthétique de la déformation qu’il développe place la perception au cœur de sa démarche. Dans chaque toile, le regard porte à travers ou butte contre la toile pour mieux revenir à qui la regarde. Depuis une série précédente de toiles humoristiques au sein desquelles l’archétype du touriste tout droit sorti d’un comic-book se perdait, littéralement, dans l’abstraction (The copyist, 2017), jusqu’aux surfaces dans lesquelles des formes humaines aux vêtements colorés semblent se refléter (Selfie, 2022), les toiles de Gioele Amaro s’apparentent d’abord à des pièges temporels et perceptifs. Décalages, superpositions et copies sont autant d’indices d’une déformation chronique de l’information contemporaine. Montrant ce relativisme impérieux de la représentation, Jean-Luc Godard disait précisément : « Il n’y a pas d’image juste, il y a juste des images. ».
En travaillant autour de l’holographie, un procédé d'enregistrement de la phase et de l'amplitude de l'onde diffractée par un objet, l’artiste initiait déjà la question d’une troisième dimension sur la surface plane de ses toiles sans jouer des effets de perspective. Ici, c’est toute une réflexion sur les limites de la peinture que porte l’artiste alors que la bi-dimensionnalité de ses travaux s’efface au profit d’une exploration des propriétés sculpturales de la toile. Avec cette nouvelle série, Gioele Amaro subvertit la primauté de l’image par celle de l’objet en rompant avec l’histoire de la peinture essentiellement sur châssis rectangulaire, leur préférant l’ambiguïté des tableaux devenus sculptures murales. Accidentés, fracturés, ou découpés en morceaux et réassemblés à la manière des shaped-canvas d’un Frank Stella ou de Charles Hinman, les œuvres de Gioele Amaro éclatent la référence d’un univers homogène et univoque. A partir d’une même source d’information visuelle décomposée, l’artiste pose le cadre de l’unicité de l’œuvre à l’ère digitale. Déformées, ces images font état de leur environnement disruptif ainsi que celui de notre société.
Titre manifeste, indiciel et poétique de cette exposition, Just a painting questionne autant qu’il affirme. Pulvérisant les produits d’une longue tradition esthétique catégorisée, cette série de tableau ne porte pas sur les classifications auparavant déterminantes de l’abstraction ou du figuratif, de la technique, de la référence, du rejet ou de l’imitation du monde, mais bien de son absorption, de sa capacité à toucher cette frontière de plus en plus poreuse dans laquelle la simulation se confond avec le réel. Elle n’est, aux yeux du monde contemporain, pas une peinture juste (l’histoire de l’art nous a démontré que le débat, s’il n’est vain, n’est jamais clos) mais assurément juste une peinture, un fragment opaque et dense de cette histoire comme de ses évolutions futures.
— Jérôme Sans, critique et curateur