« Vous ne connaîtrez jamais la peur de perdre quelqu’un comme vous, quand on est quelqu’un comme moi », disait Annie la tortionnaire dans l’adaptation cinématographique du Misery de Stephen King (1990). La réplique s’adresse à Paul, romancier célèbre qui obsède Annie – personnage que l’on ne peut que rapprocher de King lui-même, faisant d’Annie le lectorat métaphorique et terrifiant de l’œuvre de l’écrivain : exigeant au point de lui faire (littéralement) perdre pied. À l’inverse, Annie ne connaîtra jamais la peur de quelqu’un comme Paul de perdre quelqu’un comme elle, l’angoisse de voir son lecteur prendre le dessus et façonner l’œuvre bien plus que l’on ne l’aurait imaginé.
Dans la peinture de Sam McKinniss, on voit l’artiste batailler ouvertement contre cette peur : il s’appuie dessus, il la dépasse en peignant les sujets non pas de ses propres expériences, mais de celles qui nous sont intimement familières, puisées dans les mass-médias, les photos de presse, les autres œuvres d’art. Et pourtant, les peintures de Sam contiennent nécessairement un peu de lui-même, de ce qui l’a façonné ou est en train de le façonner. Elles contiennent aussi le regardeur, ce qui l’a façonné et le façonne. En redessinant des photos de célébrités, par exemple, tellement reconnaissables qu’elles sont devenues banales, Sam réévalue l’action même d’aplatir collectivement l’image. Les références ne sont jamais indûment manipulées. Ce sont des instants figés, tels que nous les avons vus et continuons de les voir, sublimés par le fait qu’ils sont devenus des tableaux.
Dans cette exposition intitulée Misery, Sam réinterprète Kathy Bates recevant le seul Oscar de sa carrière pour le rôle d’Annie. Angela Lansbury pleure en tenant son Oscar d’honneur, tout comme Will Smith, qui vient d’entrer dans l’histoire en giflant le présentateur Chris Rock. Cher porte ce qu’on a appelé sa « robe de vengeance », espérant tirer quelque chose de sa présence aux Oscars alors qu’elle n’a même pas été nominée pour Mask cette année-là. Gwyneth Paltrow saisit son prix de la meilleure actrice pour le Shakespeare in Love de Miramax, qu’on soupçonne d’avoir tout raflé grâce aux intenses pressions exercées par Harvey Weinstein. Chris Farley, autre présentateur de la cérémonie des Oscars, louche sur une statuette dorée. Des idoles tiennent des idoles devant d’autres idoles.
Sarah Connor est rendue squelettique et phosphorescente par une explosion nucléaire (d’après une scène de Terminator 2 : Le Jugement dernier) ; un crotale d’un genre nouveau, baptisé Salazar Serpentard comme le personnage de Harry Potter, s’enroule autour d’une branche dans la jungle ; les vaches laitières Holstein paissent calmement dans de verts pâturages. Par leur disposition et leurs coloris, les vaches sont un peu trop parfaites pour avoir été peintes d’après nature, c’est plutôt du bétail de banque d’images. Un peu partout, on aperçoit – ou on imagine – une figure dorée, comme dans cette copie de L’Adoration du veau (1941-1942) de Francis Picabia, qui elle-même faisait référence à la photo d’Erwin Blumenfeld Le Minotaure ou le Dictateur (1937), mais aussi à un épisode biblique d’idolâtrie ancienne, l’Adoration du Veau d’or (Exode 32:1-6). Dans la plus grande de ces toiles, Martha Plimpton et River Phoenix semblent affreusement mal à l’aise sur le tapis rouge, sous le regard goguenard d’une partie de la foule et les flashs des photographes qui documentent leur arrivée. Ici, comme ailleurs, on assiste à des moments de transhumance forcée, où l’on fait de certains des vaches sacrées, poussées sur scène devant l’opinion publique sans autre choix : ils le méritent bien, après tout.
La Misery du film n’est pas le sentiment, mais le nom de l’héroïne des romans de Paul (c’est aussi le nom qu’Annie donne à son cochon de compagnie, en hommage à son personnage fétiche). Annie est définie par son désir ardent de faire revenir Misery, sans en saisir l’ironie ; Paul est défini par l’espoir de parvenir à faire mourir Misery, inconscient de la futilité de son projet. À la fin de l’histoire, Paul est devenu un écrivain encore plus renommé, et attribue son succès aux bouleversements involontaires qu’Annie lui a fait subir. La boucle est bouclée, au point qu’on imagine que l’histoire pourrait tout simplement se répéter. Sam peint ses toiles dans une grange, quelque peu à l’écart de la vie urbaine et de ses cercles artistiques. Ici, il n’est ni Annie ni Paul, mais d’une certaine façon un peu les deux. Dans ses œuvres, on peut le voir comme le fan et l’idole, l’adorateur et le veau sacré, les deux faces d’une même médaille, ou un ouroboros dont les deux extrémités se dévorent mais ont infiniment besoin l’une de l’autre.
— Natasha Stagg