Tom Wesselmann (1931-2004) a construit son œuvre figurative, fusion singulière de la couleur et du trait, dans un dialogue constant avec Matisse. Il découvre le maître français lors de ses études à la Cooper Union (1956–59), où son professeur Nicholas Marsicano l’encourage : « Tu dois trouver ton propre chemin… Tu ne peux pas faire du Matisse. » 1
Wesselmann réussit donc à contourner De Kooning et trouve sa voie en déclinant contours maîtrisés et précis, couleurs vives posées en aplats, et toute une imagerie sensuelle popularisée par Matisse2. Il est possible que les découpages de Matisse, exposés en 1961 au Museum of Modern Art de New York, aient raffermi son intérêt pour l’artiste en le poussant à explorer les variations sur un thème sous forme de séries3.
Wesselmann a souvent cité Matisse dans sa série Great American Nude, initiée en 1961, et qui finira par compter une centaine de tableaux étalés sur quasiment une décennie.
Dans les années 80, Wesselmann entame une série de dessins sur métal peint découpé au laser, nombre desquels ont pour inspiration l’un de ses modèles fétiches, Monica Serra4. Wesselmann compose également une série de natures mortes en aluminium découpé, transposition des motifs de Matisse dans les années 80 ; il poursuit cette thématique dans les années 90 à travers des hommages à Matisse et ses contemporains, comme son Still Life with Matisse and Johns (3D) de 19935. En 1992, Wesselmann visite la monumentale rétrospective Matisse du MoMa, qui reste pour lui une expérience « bouleversante ».
Dernière grande série de Wesselmann, la monumentale Sunset Nudes compte parmi ses plus ambitieuses et chromatiquement brillantes et réaffirme « sans équivoque son allégeance à Matisse »6. Comme l’a observé John Wilmerding, Matisse semble revenir à Wesselmann dans les derniers mois de sa vie, « non seulement comme son inspiration la plus puissante, mais comme vision quasi-hallucinatoire. »7 Affaibli par une insuffisance cardiaque, Wesselmann s’est peut-être identifié à Matisse, qui lui aussi avait connu une fin de vie difficile. Le Maître en personne figure dans Sunset Nude with Matisse Self-Portrait et différentes études qui lui sont liées sous la forme d’un autoportrait au fusain de 1937, repris dans « un trompe l’œil convaincant de noir et de blanc »8. Contemplant l’artiste et le regardeur, Matisse domine un nu portant des bas turquoise, simplifié, érotisé et incrusté dans un décor abstrait et coloré rappelant les contours précis et la chaleur hédoniste des découpages de Matisse. La référence à Matisse dans ces œuvres tardives prend la forme de peintures plutôt que de collages, ce qui ne fait que renforcer le sentiment d’unité qui relie les lignes de force communes aux deux artistes : couleur et trait, abstraction et figuration, sensualité et intellect.
Pour Wesselmann, le travail de Matisse a servi de tremplin vers une forme d’érotisme plus affirmé, plus audacieux, et spécifiquement américain. Lorsqu’il évoque son propre emploi de courbes simplifiées à l’extrême et son recours à des formes de couleurs vives en positif/négatif comme moyen de perturber l’harmonie compositionnelle, Wesselmann explique : « la subtilité est un concept européen qui ne m’intéresse pas. »9 Pour autant, son œuvre, surtout tardive, suggère qu’il se considère comme un héritier américain de Matisse, faisant fi du décorum avec toute la discipline d’un artiste complet qui réalise de nombreuses études préliminaires et travaille différents supports. Tout en se référant à sa bibliothèque d’ouvrages consacrés à Matisse – datant de 1931 à 1992 - Wesselmann a su produire des variations créatives du nu et de la nature morte, thèmes classiques de Matisse, qui sont en elles-mêmes des compositions éminemment originales.10
— Gail Stavitsky, auteure et curatrice en chef, Montclair Art Museum
1 . Wesselmann, entretien avec Irving Sandler, 3 janvier – 8 février 1984, Archives of American Art, Smithsonian Institution, Washington, D.C., p. 12. Voir aussi John Wilmerding, Tom Wesselmann: His Voice and Vision (New York : Rizzoli, 2008), p. 36, évoquant l’importance pour Wesselmann du The Story of Art d’Ernst Gombrich dans sa découverte des précédents historiques du nu et de Matisse.
2 . David McCarthy, The Nude in American Painting, 1950–1980 (Cambridge et New York : Cambridge University Press, 1998), pp. 92–94.
3. Wesselmann ne possédait toutefois pas le catalogue de l’exposition, et rien dans son journal n’indique qu’il s’y soit rendu ; information fournie gracieusement par Jeffrey Sturges.
4. Wilmerding, Tom Wesselmann, p. 144, 160.
5 . Ibid.
6 . Richard Kalina, “Pop’s High Modernist,” Art in America (Décembre 2006) : 126.
7. Wilmerding, Tom Wesselmann, p. 253.
8 . Judd Tully, Tom Wesselmann—Sunset Nudes, cat. exp. (New York : Robert Miller Gallery, 2006) [n.p.]
9 . Journal, année, p. 4, copie fournie gracieusement par Jeffrey Sturges. Voir aussi Slim Stealingworth, Tom Wesselmann, pp. 18–20: « L’idéal, c’était la concurrence plutôt que l’harmonie… Les courbes ne sont pas de Matisse; elles sont un moyen d’aider les formes positives et négatives à se libérer les unes des autres. »
10 . La bibliothèque de Wesselmann compte onze ouvrages sur Matisse, dont plusieurs annotés de sa main, comme le catalogue de l’exposition du centenaire (1970).