PAROLES DE GÉANT.E.S
J’ai un nom.
Ce n’est pas celui de ma mère.
Mon origine, j’ai voulu l’oublier. Et mon passé, le renier.
Faire le fils indigne. Sortir l’esprit libre pour crier avec les louves.
Nos prénoms ont été choisi par notre créateur.
Lui aussi, parfois, il a peur. Il craint de se souvenir.
Alors pour lui faire plaisir, nous faisons semblant d’être intraitables.
C’est l’atout de notre taille : on impressionne celui qui du regard nous croise. Du plafond on le toise. Et face à nous, tout prend des proportions dramatiques.
En réalité, à l’intérieur, nous sommes plein d’inquiétudes. D’obscures pensées, de sombres désirs. Des fardeaux qui font notre fierté.
Regarde ma bave, goute à ma fumée, hume ma sueur et mes larmes.
Et si tu as le temps, assieds-toi, prenons un thé.
Écoute moi trembler.
Un géant aussi peut être mal dans sa peau. Jamais à sa place, toujours un peu bancal, décalé — car tous il les dépasse — forcé d’être fort, de moquer la vieille mort.
Ce surplus de taille n’est pas sans risque.
Ce qui nous compose s’extirpe de nos masses. Outrepasse, même, les limites de nos crânes. Sors de nous, malgré nous. S’expose à l’air libre et à l’œil nu.
Quand on me quitte, mon regard semble vide. C’est ce que tu crois. En réalité je perce. Peaux, vêtements, mensonges, trahisons. Je perce le passé, je le dégonfle. En fais de la baudruche.
J’indique, comme la borne antique : il est temps d’ailleurs, il est temps de passer à autre chose.
En avant, creuse — Où ça ?
Et bien, tu le sais, suis le chemin vers le bas. Le sillon ancien. Ta ligne de vie. Les abysses ne sont pas infernales comme on le croit. Elles sont à toi.
Regarde-les agir : singe et oiseau, crabe et hippocampe, même la vipère.
Ça porte chance, un serpent, autour du cou. Ça supporte tout.
Ils sont nés en toi, en captivité. Tu te croyais lié. Va nager, retrouver ton ancienne légèreté.
Sous l’eau, j’ai les seins qui pointent. Mes tétons s’arment. Se font grenades, mines. Se rechargent à tâtons. Et je ne veux plus me raser.
À qui veux-tu faire du mal ? Quel passé veux tu bannir ?
Ton nom ne pourra plus changer. Il sera fixe, dépendant à jamais de tes ténèbres.
Tu ne préfères pas garder plutôt la position de l’androgyne. Entre deux rives, comme les artistes.
Assis sur les trous, les frontières du passé, afin qu’elles cicatrisent. Voilà le pouvoir des géant.e.s. Faire des peurs une force, des forces une peur — les laisser à égalité. Déborder pour mieux créer.
Ainsi c’est notre tour de te nommer, de te libérer. Nous n’avons plus vraiment peur. On assume. On s’en sort toujours de nos profondeurs.
On exerce un droit de réponse à notre créateur. On lui dit de ne pas se craindre. De faire de sa peur une force, et puis tout un art, une prise de risque, en liberté.
On le fait géant à son tour. Et on lui donne un nom.
Nous t’appellerons Eric.
- Boris Bergmann, écrivain