Pour Marcus Jahmal, la peinture commence par le noir. Noir d’ivoire, noir de suie, noir de carbone intense. Ces dégradés à l’huile confèrent à ses œuvres une texture chromatique intense qui fait penser à Ad Reinhart. Faire ressortir l’image d’une toile apprêtée de noir est un processus profondément spirituel, apophatique, une forme d’accumulation par la négation, une manière de communier avec le vide. Fidèle à lui-même, Jahmal dit de la peinture qu’elle est sa « religion ». Noctambule invétéré, il travaille souvent à la lumière vespérale de son atelier de Bushwick ; ses sujets lui viennent de ses errances nocturnes dans le quartier et pose à ses toiles des questions auxquelles elles seules peuvent répondre. Une pratique monastique, mais qui est bien celle d’un laïc. « Je peins pour sortir de l’obscurité », dit-il.
La « nouvelle religion » de Jahmal est en réalité très ancienne. Son travail est traversé par la mythologie, le folklore américain et l’histoire de la diaspora africaine. C’est un collectionneur passionné de livres rares ou épuisés sur l’art colonial et l’architecture mauresque. Lors de ma première visite à son atelier, un tableau de la Santa María – plus grande des trois caravelles de Christophe Colomb lors de sa découverte de l’ancien « Nouveau Monde » - trônait au mur, toutes voiles gonflées. D’autres toiles figuraient la ferronnerie ouvragée typique des clôtures de Bushwick ; Jahmal fait remarquer qu’en plus de leurs propres chaînes, les esclaves étaient contraints de forger ces entrelacs de fer complexes issus des Antilles françaises et aujourd’hui reproduits de façon industrielle dans Brooklyn. C’est Xangô, dieu de la métallurgie dans le candomblé afro-caribéen, tout à la fois bienveillant et colérique, qui incarne la dualité de la ferronnerie. En invoquant la souffrance qui sous-tend la beauté de ces feuilles d’acanthe et fleurs de lys métalliques, Jahmal met l’accent sur ce que l’on pourrait appeler une politique de la décoration. Les motifs de ses peintures sont des dispositifs formels qui naviguent entre la figure et le sol, mais relient aussi son œuvre à la grande histoire de l’esclavage et de la colonisation.
Jahmal a grandi dans le quartier de Prospect Heights, à Brooklyn, où vit une importante communauté haïtienne ; il garde le souvenir des parfums du tchaka de porc qu’il sentait, au réveil, par sa fenêtre ouverte. Chez le coiffeur du coin, un poster de Toussaint Louverture, juché sur un cheval cabré, ne cessait de l’émerveiller. Dans le sous-sol de son immeuble, ses voisins s’adonnaient à des cérémonies vaudou qu’il épiait à travers un soupirail. Sa grand-mère, originaire de la Nouvelle-Orléans, l’invitait chez elle à partager un bol de gombo. Ce plat, qui a donné son nom à l’exposition de Jahmal au Centre d’art contemporain Passerelle, en 2019, résume le caractère créolisé de son travail, qui doit aussi beaucoup aux néo-expressionnistes des années 1980, comme Georg Baselitz ou Francesco Clemente. La rétrospective Jean-Michel Basquiat de 2005, organisée au Brooklyn Museum - à deux pas de chez lui – l’a aussi profondément marqué.
Les scènes d’intérieur de New Religion évoquent des séances de spiritisme. On ne sait pas où les pièces commencent et finissent ; planchers et moulures traversent les toiles à des angles incongrus, créant une sensation de profondeur instable. Les objets y planent comme autant de spectres. Jahmal peint ces espaces en deux couleurs contrastées, comme à travers des jumelles de vision nocturne ou un scanner corporel d’aéroport. Chacune figure en son centre un rhomboèdre, inspiré des lignes de fuite que Francis Bacon traçait autour des personnages de ses peintures torturées. L’horloge au mur, quant à elle, marque le moment où Jahmal achève la toile. Ses crânes rappellent les memento mori de Pablo Picasso. D’autres détails évoquent des origines plus anciennes : dans Neon Ritual, par exemple, un cheval fixe à travers une fenêtre ouverte le corps nu d’une femme étendue sur le sol, scène qui rappelle Le Cauchemar de Füssli (1781). La rencontre de Radiation est tout aussi cauchemardesque : debout sur un crâne, une figure d’un vert radioactif luisant se contemple dans un miroir – d’où lui répond un reflet totalement différent.
Plus loin, une suite de paysages nous plonge dans le Sud rural des États-Unis. Jahmal a laissé transparaitre l’apprêt noir de ces toiles ; les scènes d’extérieur y sont comme plongées dans l’obscurité. Le bardage de bois des granges et églises est rendu en rayures latérales, autre motif puissant. Des brins d’herbe, tracés vivement au bâton d’huile, tranchent l’horizon. Jahmal accompagne ses gestes les plus frénétiques d’une bande son hip-hop : j’imagine donc les notes du Blood on the Leaves (2013) de Kanye West sifflant à travers les roseaux. Ailleurs, les arbres tendent vers le ciel leurs branches étrangement dénudées. Une courte corde pend à l’une d’elles, simple nœud coulant qui transforme ces paysages vivants en terrains de lynchage. Elle est suspendue là, l’air de rien, fruit insolite brillant au clair de lune.
Deux de ces paysages sont aussi des portraits. Le bûcheron nu de Moonshine, dans une pose incongrue, plante sa hache dans une souche voisine. La lune projette sur sa tête un rayon de lumière bleutée. Black Mass tire son nom du rituel satanique ; difficile de dire si la femme paisible du premier plan est prêtresse ou agneau sacrificiel. Comme le bûcheron, elle est rendue dans le même jaune maladif que le paysage qui l’entoure, sa poitrine nue en noir sur noir de carbone. Les superpositions texturées de peinture noire donnent à l’œuvre une certaine profondeur, évoquant un royaume des esprits sous la surface du monde. Semblable aux horloges des intérieurs de Jahmal, la lune marque ici le temps, se levant, se couchant, croissant et décroissant. Elle suit la progression du peintre au fil de la nuit, observe son travail, l’interroge et attend des réponses. Elle est à la fois le témoin silencieux de la violence de ses paysages, et la lumière qui aide ses personnages à se frayer un chemin dans les ténèbres.
- Evan Moffitt, critique et écrivain