Ida Tursic et Wilfried Mille ont débuté leur collaboration picturale et artistique au début des années 2000. Portant un regard décalé sur leur pratique, sur leur médium et leur environnement, les artistes continuent d’interroger le pouvoir de la peinture. Parce que la peinture se nourrit d’elle-même et de sa longue histoire, le travail d’Ida Tursic et Wilfried Mille s’inscrit dans le sillon d’une tradition picturale.
Héritiers d’un passé, les deux artistes bousculent les codes inhérents au medium et se plaisent à provoquer des ruptures avec un certain ordre établi, offrant au regardeur une nouvelle façon de penser le monde dans une société en constante mutation. L’histoire s’écrivant au fil du temps, ces nouveautés parfois qualifiées de «kitsch» deviendront, probablement, l’expression d’une nouvelle forme d’académisme.
DU DOMESTIQUE À L’ARTISTIQUE
Au premier étage du Portique, le duo présente une série de peintures, des natures mortes. Des morceaux de fromage, une saucisse s’inscrivent sur la toile, construisant, par le glissement du domestique à l’artistique, une autre image que la simple représentation d’un aliment. Entre figuration et abstraction, ce travail détrône le statut de l’image, n’en faisant qu’un des nombreux éléments de la syntaxe artistique élaborée par les artistes. «L’image a, pourrait-on dire, le même rôle qu’un acteur dans un film, ou un mot dans une phrase. Il en va de même pour les questions d’abstraction ou de figuration, de techniques, de styles», souligne Wilfried Mille. Les tableaux du duo témoignent du principe d’association propre à leur démarche conceptuelle (il importe peu de savoir qui fait quoi) : plusieurs éléments, parfois pré-existants, se retrouvent confrontés aux champs de la peinture.
PIÈGE VISUEL, REGARD RÉINVENTÉ...
Effets de matière, regard réinventé et démultiplié... «une stratégie du regard, tendant un piège visuel qui s’élabore en profondeur et sur plusieurs couches». Véritable «mille-feuille sémantique», les peintures multiplient les pistes et leurs lectures à différents degrés. L’exposition havraise offre une plongée dans ce travail qui opère par palier, par strate. Se jouant des images, des matières, le duo a recours à de nombreux matériaux et s’émancipe parfois de la toile. Ainsi, les Shape paintings, exposées au second étage, leur permettent d’étendre l’espace de monstration, en abolissant les frontières entre peinture et sculpture, entre figuration et abstraction, entre bon goût et mauvais goût.
SORTIR DU CADRE
En 2019, dans le cadre de l’exposition présentée au Centre Pompidou pour le prix Marcel Duchamp, ce sont des Shape paintings, formes picturales sur panneau de bois découpé et soclé ou pas, que le duo a expérimentées. Ida Tursic et Wilfried Mille sortent, littéralement, du cadre, développant de manière plus radicale leur approche conceptuelle de la peinture. «Ces paysages et taches, ces formes abstraites, ont pour rôle de parasiter les tableaux tout en rendant également le déplacement du spectateur plus compliqué. L’espace du second est adapté à cette déambulation mentale et physique. Quoi qu’il en soit, cela reste des peintures.»
Tout comme Black Flower, toile où sont représentées des fleurs noires sur un paysage sérigraphié. «Nous voulions la faire dialoguer avec des grandes formes de fleurs découpées en bois, puis brûlées, donc noires.»Ici, la peinture renoue avec le paysage, tout en jouant sur la dimension «parasite» et immersive des «sculptures». Frontières flottantes, repères bouleversés... Tursic & Mille se baladent dans l’histoire de l’art et se jouent des matières et des regards. Leur interrogation : qu’est-ce que la peinture ? La chair et l’esprit ? «La Pittura è cosa mentale», affirmait en son temps Léonard de Vinci, selon eux, la peinture est plutôt chose «emmental».