Almine Rech Bruxelles a le plaisir de présenter 'Daughter of Earth and Water', la troisième exposition personnelle de Sasha Ferré à la galerie, du 23 avril au 7 juin 2025.
La Traversée
Comment peindre ce qui, une fois présent et visible, ne fera obstacle ni à mon regard ni à mon corps ? Comment peindre afin que mon regard autant que mon corps ne rencontrent, devant et autour d’eux, rien d’autre qu’un espace traversable : un médium, tel un éther palpable, où le voir devient interminable, et le corps illimité ?
Sasha Ferré instaure l’espace : c’est-à-dire qu’elle l’ouvre. Munie de sa seule touche, cette façon de peindre qui semble un geste de danseuse – la main, vive, s’enroule sur elle-même, entraînant le corps à sa suite – elle avance, construisant et effaçant, en même temps, se frayant un chemin dans l’ouvert. Dans sa main qu’il prolonge, un oil stick, bâton de peinture à la cire, se réchauffe, se fluidifiant au contact de son corps. Cet art est une affaire de fluide, d’énergie vitale qui se transmet du corps à l’instrument, de l’instrument à la toile, à moins qu’il ne s’agisse du contraire, ou mieux encore d’un aller-retour incessant : un échange. Peignant Sasha Ferré traverse, peignant elle est traversée. Le fluide coule en elle tout autant que d’elle. Cette peinture c’est le vivant, en actes, qui circule et se métamorphose. De la danse, elle a retenu la leçon : le corps peignant est un corps peint, ouvert par la peinture en acte – illimité.
Les mots échouent à nommer ce qui est là. Comment puis-je, en un même instant, traduire cette sensation de me tenir au-dedans d’un espace sans nom – une sorte de grotte matricielle, duveteuse et protectrice – mais aussi de voler ? Ciel ou grotte, dedans ou dehors ? Je vole, mais je rampe, aussi, me frayant un chemin, à tâtons. À moins que je ne sois en train de nager car, dans mon déplacement, j’emporte cet espace qui m’enserre, me porte et me traverse. Là où la langue achoppe, la peinture se fraie un chemin. Parce qu’elle aspire à l’illimité. Parce que, surtout, et c’est là sa qualité essentiellement picturale, elle bat en brèche le principe de non-contradiction auquel notre langue demeure assujettie. On ne peut dire en même temps une chose et son contraire. Certes, mais on peut le peindre. C’est la force du travail de Sasha Ferré, sa force non rationnelle : son évidence physique. Quelque chose est là, que nous ne connaissons pas, que nous ne comprenons pas et ne savons nommer, dont la présence devant nous, autour de nous, et en nous, nous saisit en nous traversant.
La peinture de Sasha Ferré est ceci et cela, en même temps. Pour avancer et s’étendre dans l’ouvert, elle abolit tout ce qui sépare, tout ce qui fait frontière, tout ce qui fait qu’il y a une différence entre le ceci et le cela. Une qualité se répand partout : la porosité, qui est la condition de la traversée.
Dans la pensée aristotélicienne, le lieu se définit comme étant de l’étendue contenue dans une limite. Cela ferait une excellente définition du tableau, et plus encore de ce que l’artiste met à mal par son art. Car Sasha Ferré peint contre cette logique du lieu, construisant touche par touche un espace ouvert et continu. Il s’agit de construire, en effet, par ce jeu de la répétition et de l’accumulation de touches qui donne corps, texture, et profondeur à ce monde apparaissant. Mais d’ouvrir, aussi et surtout, parce que ce geste, qui creuse et fouille la profondeur sans limites du tableau, abolit tout ce qui, frontière, opacité, obstacle, empêche la propagation du flux et résiste à la traversée. L’ouvert est la condition du vivant. Il faut peindre pour que cela circule, tel le sang dans les veines d’un corps éternellement dansant. « I pass through the pores of the ocean and shores; / I change, but I cannot die », écrit Shelley dans un poème que l’artiste me cite en guise de commentaire.
À côté de la peinture, la sculpture a surgi. À côté ou plutôt dans la peinture, tant celle-ci semble en procéder naturellement : métamorphose nouvelle dans un même continuum. C’est la cire, cette matière organique, qui a permis cela : donner forme tangible à ce que crée la main lorsqu’elle s’enroule sur elle-même et entraîne le corps à sa suite. C’est en bronze, aujourd’hui, que la sculpture nous apparait. En bronze « naturel », me précise l’artiste, « avec une patine inspirée du lichen ». Le lichen est ce que l’on nomme un végétal symbiotique : né des noces d’une algue et d’un champignon. Il est ceci et cela, à part égale. Il se répand partout, nul obstacle n’arrêtant jamais sa fécondité à l’œuvre. Il est hybride, traversant et traversé, il crée l’espace en l’ouvrant : il est vivant.
— Pierre Wat, art historian and critic.