À l’appui d’une centaine d’œuvres de la Collection Pinault, la Bourse de Commerce présente l’exposition « Corps et âmes », offrant une exploration de la représentation du corps dans l’art contemporain. D’Auguste Rodin à Duane Hanson, de Georg Baselitz à Ana Mendieta, de David Hammons à Marlene Dumas, d’Arthur Jafa à Ali Cherri, une quarantaine d’artistes explore, à travers la peinture, la sculpture, la photographie, la vidéo et le dessin, les liens entre le corps et l’esprit.
« Dans les courbes matricielles de la Bourse de Commerce, en un écho à la ronde des corps habitant le vaste panorama peint ceinturant le dôme de verre du bâtiment, l’exposition 'Corps et âmes' sonde, à travers les œuvres d’une quarantaine d’artistes de la Collection Pinault, la prégnance du corps dans la pensée contemporaine. Libéré de tout carcan mimétique, le corps qu’il soit photographié, dessiné, sculpté, filmé ou peint ne cesse de se réinventer, conférant à l’art une organicité essentielle lui permettant, tel un cordon ombilical, de prendre le pouls du corps et de l’âme humaine. L'art se saisit des énergies, des flux vitaux de la pensée et de la vie intérieure, pour inviter à une expérience engagée et humaniste de l’altérité. Les formes se métamorphosent, renouent avec la figuration ou s’en affranchissent pour se saisir, retenir et laisser affleurer l’âme et la conscience. Il s’agit non plus d’incarner des formes mais de capturer des forces et de rendre visible ce qui est enfoui, invisible, d’éclairer les ombres. Dans la Rotonde, l’œuvre d’Artur Jafa Love is the Message, the Message is Death transforme l’espace en une caisse de résonance de la musique et de l’engagement des icônes africaines‐américaines, Martin Luther King Jr, Jimi Hendrix, Barack Obama, Beyoncé, leur conférant une portée universelle. Ses films oscillant entre la vie et la mort, la violence et la transcendance, se déploient en une mélopée visuelle inspirée du gospel, du jazz et de la black music et forment un flux d’images et de sons qui impulse son rythme à l’ensemble du parcours, en une chorégraphie où les corps figurés témoignent des liens que l’art entretient avec la vie. En résonance avec l’exposition, une riche programmation musicale fait de "Corps et âmes" un événement polyphonique. »
— Emma Lavigne, directrice générale de la Collection, conservatrice générale
« Le Passage de la Bourse de Commerce accueille les œuvres d’Ali Cherri, artiste libanais installé en France. Dans sa jeunesse, ce dernier est marqué par la guerre civile au Liban, et notamment par les spoliations, vols et trafics d’œuvres d’art que les guerres engendrent. Investissant les vingt-quatre vitrines, dispositif muséal par excellence pour présenter des objets, son œuvre s’inspire également du cinéma et de ses vingt-quatre images par seconde: ses sculptures sont pensées comme des flashes fantomatiques qui s’inscrivent dans un espace liminal entre la vie et la mort, entre le passé et le présent, et qui invitent à réfléchir aux manipulations séculaires d’artefacts culturels. » Emma Lavigne.
« "Puis vint le cinéma pour ressusciter les corps", écrit Ali Cherri. L’histoire du cinéma est une histoire de morts qui survivent en images. Le cinéma a toujours été une affaire de fan‐ tômes, que ce soit pour des raisons techniques (projection lumineuse, fondus enchaînés), généalogiques (influences de la fantasmagorie et de la lanterne magique), ou surtout poétiques (les personnages à l’écran meurent et ressuscitent à chaque projection). En enregistrant et en conservant les traces des corps, le cinéma devient ainsi un moyen de faire revivre les morts à travers l’écran, réveillant l’âme des corps inertes 1."Dans son film Somniculus (2017) tourné à Paris, Ali Cherri s’emparait de cette dimension spectrale de la pellicule en remplaçant les corps des acteurs par des œuvres d’art et des objets filmés dans des musées vides. Prenant à rebours l’analogie récurrente entre musées et cimetières, spécialement dans le contexte postcolonial (Les statues meurent aussi, d’Alain Resnais, Chris Marker et Ghislain Cloquet, 1953), Ali Cherri préfère considérer ces objets comme temporairement endormis—somniculus en latin signifie sommeil léger—, et le musée comme un dortoir 2. Poursuivant ce projet, des sculptures et artefacts arrangés à la manière de tableaux vivants miniatures sommeillent ou se réveillent dans chacune des vitrines de la Bourse de Commerce. [...] Mêlant trouvailles archéologiques et ses propres créations, il crée des chimères. "Les greffes que j’opère dans ma série de sculptures sont une forme de solidarité entre corps brisés, fragmentés, violentés, qui, en se soudant, créent une communauté", dit‐il. Ces objets, ressuscités ou survivants de passés tumultueux, rebuts que les musées n’ont pas jugé dignes d’être conservés, témoignent d’innombrables échanges et pérégrinations: yeux arrachés des sarcophages égyptiens, contrefaits quand ils deviennent à la mode dans les collections européennes, fausses curiosités et copies d’après l’Antique fusionnent, comme des civilisations éloignées cohabitent et prennent racines l’une dans l’autre. »
— Jean‐Marie Gallais
Commissariat: Jean‐Marie Gallais, conservateur, Pinault Collection
1 —Note d’intention du projet par Ali Cherri (août 2024).
2 —Cette image est également à l’œuvre dans le film Dahomey (2024) de Mati Diop, qui donne la parole à l’une des vingt‐six œuvres restituées par la France au Bénin. Jean Cocteau, dans la voix off du Sang d’un poète (1932), emploie la même métaphore en 1930, en s’en méfiant: « N’est‐il pas fou de réveiller les statues en sursaut après leur sommeil séculaire? » (11'25").