Almine Rech Paris, Turenne a le plaisir de présenter Olor a tierra, la première exposition personnelle de Carlos Jacanamijoy à la galerie, du 11 janvier au 1er mars 2025.
Les métamorphoses de l’auca
Une éruption bariolée jaillit devant nous, couvrant la surface de la toile. Les couleurs pulsent, explosent et se contractent, tandis que l’œil cherche des repères familiers. S’agit-il d’éléments du ciel nocturne ? d’une scène subaquatique ? de la lumière filtrée par la canopée ? Les formes se délitent, fulgurantes. Quelle épiphanie se cache derrière ces touches colorées ?
Carlos Jacanamijoy nous donne un indice : « J’aime peindre du point de vue de l’auca ». Dans le folklore colombien, l’auca est un croque-mitaine qui vient punir les enfants indisciplinés. Mais dans son Amazonie natale, l’auca est un jeune enfant hardi qui vit dans les forêts, farceur et farouche. Les Inga, peuple autochtone du haut Putumayo dont Carlos est originaire, disent que personne ne peut vraiment le voir. Dès qu’un humain s’apprête à le remarquer, l’auca se transforme en feuilles qui bruissent, en animal qui court, en oiseau qui vole, en insecte qui rampe. Comment donner à voir les innombrables points de vue d’un être qui est pure transformation? Un être qui regarde le monde en tant que vent, en tant qu’arbre, en tant que pluie, jaguar ou oiseau-mouche?
Innombrables, ces manières de voir sont aussi protéiformes. Dépassant les limites imposées par la vue, elles convoquent un déploiement sensoriel. « Ma vision est composée de regards multiples. Elle est aérienne, subaquatique, reptilienne, végétale. Je peins avec les sens et non avec les yeux. » Les toiles de Carlos sont un kaléidoscope visuel : les couleurs éclatent et les formes s’insinuent. Soudain, des gouttes tombent, comme si l’eau s’infiltrait partout, tandis que des étoiles surgissent dans un ciel crépusculaire. Tout est néanmoins fugace. L’œil entrevoit une forme et aussitôt elle disparaît, fugitive : les étoiles se transforment en graines qui germent, l’eau devient le souffle du chaman, les couleurs s'organisent en une végétation onirique, évoquant les paysages du Putumayo amazonien. "Je vois par le bas et par le haut, du dedans et du dehors, sans temps ni espace pour interférer. "
En convoquant des sensations multiples, Carlos nous invite à dissoudre les frontières auxquelles nous sommes, par paresse ou par coutume, trop attachés. L’artiste dépasse même les distinctions entre les sens. Ses peintures peuvent décrire une odeur par sa texture, sa sonorité, et surtout par ses couleurs. Elles donnent à voir une synesthésie qui, loin d’être trouble, constitue plutôt une manière holistique de percevoir l’existence.
Les missionnaires ont œuvré pour convertir les autochtones au christianisme. Ils ont condamné leurs coutumes et cherché à les conformer aux valeurs européennes. La figure de l’auca a été diabolisée, assimilée aux monstres peuplant l’imaginaire occidental. Enfant de la forêt, l’auca est devenu le croque-mitaine des villes. Carlos, lui aussi, a connu ce rejet. En quittant son Putumayo natal pour étudier l’art à Bogotá, la capitale de la Colombie, il a dû faire face à tous les préjugés dont les autochtones sont victimes. C’est grâce à l’art et à son génie créateur qu’il a su confronter les stéréotypes dans lesquels la société coloniale voulait le confiner. En développant un langage visuel qui lui est propre, il a pu s’émanciper de l’imaginaire colonial de l’“Indien” sans pour autant rompre les liens avec ses origines. Au contraire, c’est précisément dans ces dernières qu’il puise son inspiration. Carlos a pu devenir un artiste cosmopolite parce que ses racines sont trop profondes. C’est peut-être là le vrai universel : celui qui pense la totalité de l’existence en dialoguant avec une multitude de points de vue, non-humains y compris.
« Le potentiel infini de transformation de l’auca est merveilleux. Il est pour moi un synonyme de la liberté oBerte par la nature. L’oiseau ne se demande pas s’il est un oiseau ou une pierre, il vole tel qu’il est, tout simplement ; la fleur ne se demande pas si elle est rouge ou bleue, elle existe d’elle-même. » Cette sagesse, Carlos l’a apprise de son père, qui dialoguait avec les esprits de la forêt, et de sa grand-mère, qui parlait avec les plantes. « Mes peintures sont un hommage à ces mémoires qui m’ont marqué d’une façon très forte et très sensorielle. »
Cette posture holistique des Amérindiens est difficilement comprise par la pensée occidentale, tellement habituée à penser les diférences avant de penser les existences, et à classer les êtres en catégories étanches. Pis encore, ces catégories engendrent des frontières qui viennent justifier la hiérarchie et la domination des uns sur les autres.
L'œuvre de Carlos est émancipatrice. En cherchant à dissoudre les frontières, à interchanger les points de vue, ses peintures reconnectent ce que l'Occident a séparé. Sa peinture n’a ni centre ni périphérie ; tout y est lié, comme devraient l’être les habitants du monde, qu’ils soient autochtones, européens, plantes, tonnerres, rivières, jaguars ou l’auca multiforme. « Quand je regarde une peinture de paysage européenne, tout est bien organisé. L’horizon sépare le ciel d’un côté et la terre de l’autre, les champs sont bien tracés, les contours délimitent clairement chaque arbre et chaque animal. C’est une vision qui découpe, qui sépare et organise. » La peinture de Carlos insiste, au contraire, sur ce qui relie, y compris la relation avec la nature, si chère à l’artiste. Les savoirs autochtones, dont il s’inspire, insistent justement sur cette relation étroite qu’ont les humains avec la nature et avec les autres habitants de la planète. La pensée amérindienne ne discrimine pas la nature pour pouvoir ensuite l’exploiter comme une chose. « Nous ne voulons pas la terre sur laquelle nous marchons, puisque nous en sommes une partie organique. »
Comme l’auca qui a survécu à l’assimilation que les missionnaires s’eforçaient d’imposer, les cultures autochtones ont elles aussi résisté à la violence coloniale. Les liens ancestraux des autochtones avec les territoires qu’ils habitent, et leurs relations avec les habitants de la forêt, demeurent forts et dynamiques. L'œuvre de Carlos est un tribut à la force et à la sagesse de ses ancêtres. Mais cet hommage est aussi un signal prévenant d’un danger, un rappel de ce que nous avons perdu en nous émancipant de la nature et des autres êtres avec qui nous partageons pourtant notre existence. Les anciens disaient que Janus aux deux visages pouvait regarder simultanément vers le passé et l’avenir.
L’œil de Carlos démultiplie le regard du dieu romain. Saurons-nous répondre à son appel ?
— Leandro Varison, Responsable de la recherche au musée du quai Branly