Dans le cadre de son 75e anniversaire, le Musée d’art de Pully présente une exposition consacrée à la figuration narrative. À travers une sélection de plus de 80 œuvres de la Fondation Gandur pour l’Art, l’exposition propose de redécouvrir un mouvement méconnu de la scène artistique française des années 1960 et 1970.
Née à Paris au début des années 1960, la figuration narrative émerge en réaction aux différents courants abstraits dominant la scène artistique de l’époque. Nourrie de l’actualité politique, sociale, économique et culturelle, elle entretient des liens esthétiques étroits avec le pop art anglo-saxon, tout en conservant son identité propre. Les six sections thématiques de l’exposition visent à montrer comment les artistes de ce mouvement ont utilisé les images de la pop culture, la bande dessinée, la photographie, le cinéma ou la publicité pour développer un langage pictural porteur d’un engagement politique et social basé sur la représentation du quotidien.
Provenant majoritairement de France, mais aussi de toute l’Europe, les artistes de ce mouvement offrent une vision à la fois critique et ironique de leur époque, marquée par les tumultes de la guerre froide et l’essor de la société de consommation des Trente Glorieuses. Par leur regard perspicace sur cette période souvent fantasmée, ils et elles ont su insuffler à leurs œuvres une réflexion authentique sur la production et la réception des images des médias de masse, ainsi que sur leur impact sur notre société contemporaine.
Parcours de l’exposition
Les influences de la bande dessinée
À partir des années 1960, la bande dessinée et les cartoons nord-américains marquent le paysage culturel européen, touchant durablement la génération d’après-guerre. Les artistes de la figuration narrative commencent alors à expérimenter et à utiliser la structure de la bande dessinée. La narration par cases, l’introduction de phylactères, le collage et la juxtaposition d’images s’invitent dans les toiles. Antonio Seguí joue avec la narration non linéaire, tandis que Peter Saul et Bernard Rancillac manipulent les bulles et les images pour subvertir les codes de la bande dessinée.
Les personnages des studios Walt Disney et Warner Bros ou les superhéros de Marvel et de DC Comics sont réinterprétés pour parodier ou intégrer de manière ironique la culture américaine. Erró, Peter Saul, Balder et Alain Jacquet font appel à des personnages comme Donald Duck ou Tarzan pour commenter la société de leur époque, tandis que Hervé Télémaque et Fernand Teyssier reprennent d’autres personnages emblématiques pour dénoncer l’impérialisme nord-américain et en critiquer ses dérives.
Entre photographie et cinéma
Aux côtés de la bande dessinée, des journaux et de la télévision, c'est principalement la photographie et le cinéma qui occupent une place prépondérante dans le répertoire iconographique des artistes. Ces médiums leur permettent de s'interroger sur les modalités de représentation du monde et sur la manière de les transposer sur la toile.
La photographie, employée tant par fascination que par commodité, devient à la fois sujet d'exploration et base de recherches formelles. Gérard Fromanger collabore avec des photographes professionnels tels qu'Élie Kagan, à qui il commande des clichés qu’il projette sur la toile au moyen d’un épiscope comme matrice de ses peintures.
Le cinéma est également source de changements profonds pour ces artistes qui lui empruntent ses techniques et points de vue novateurs pour créer de nouveaux rythmes notamment dans la narration. Jacques Monory utilise ainsi le hors-champ, l'arrêt sur image et la superposition de plans. Gérard Schlosser préfère quant à lui l’arrêt sur image et les cadrages en gros plans tirés de ses photographies pour une plus grande vraisemblance de ses motifs et pour laisser au public le soin d’imaginer l’histoire de ces scènes de bistrots aux titres évocateurs.
La publicité, reflet des transformations sociales
Après la Seconde Guerre mondiale, la société de consommation connaît un essor considérable, soutenu par une augmentation notable du pouvoir d'achat de la classe moyenne. De nouveaux produits tels que la voiture, le réfrigérateur et la télévision métamorphosent les modes de vie, faisant de la publicité le reflet des bouleversements sociaux, perceptibles à travers les affichages urbains et les encarts des magazines.
Les artistes de la figuration narrative s'approprient cette imagerie devenue omniprésente pour dénoncer une certaine manipulation médiatique. Émilienne Farny évoque un monde fait d'illusions où la publicité de mode féminine envahit les villes, tandis que Fernand Teyssier et Balder mettent en lumière l'instrumentalisation des corps, notamment féminins, par la publicité, soulignant comment ces images véhiculent des stéréotypes de désir et d'aspirations fabriquées.
Tour à tour, ils et elles explorent les contradictions et les tensions au sein de la société de consommation. Par le biais de la juxtaposition d'images ou de la création de collages, Chryssa Romanos, Eulàlia Grau et le collectif Equipo Realidad mettent en avant les incohérences entre les promesses de bonheur véhiculées par la publicité et la réalité quotidienne des individus. Cette technique permet de souligner les disparités sociales et les faux-semblants du discours consumériste.
Enfin, certains artistes, tel que Peter Stämpfli, se concentrent sur l'iconographie des objets du quotidien en donnant une dimension symbolique à des éléments ordinaires tels que le réfrigérateur ou la cigarette. En les représentant sans les critiquer explicitement, il dresse le portrait d'un nouveau mode de vie centré sur la consommation. Cette approche subtile invite à une réflexion sur l'importance et la place de ces objets dans la société contemporaine. À travers ces divers biais, les artistes dénoncent les mécanismes de la publicité, révélant ses impacts profonds sur la perception du monde et les comportements humains.
Métamorphoses urbaines
Au cours des Trente Glorieuses, la croissance économique favorise une stabilité politique et un progrès des conditions de vie et fait émerger une classe moyenne au confort accru. Les villes se métamorphosent avec l'arrivée de symboles de modernité comme les voitures, les avions et les nouvelles constructions architecturales qui se reflètent dans les toiles.
Christian Babou illustre avec ironie ces mutations urbaines et l'uniformité des pavillons de banlieue pour souligner le sentiment superficiel de sécurité de la nouvelle classe moyenne. De son côté, Émilienne Farny se concentre sur l’anonymat des habitations et des architectures préfabriquées. Gérard Schlosser utilise quant à lui des titres explicites pour suggérer des scènes, comme dans Je n’y serai jamais à 2 heures, qui évoquent la popularité croissante de l'automobile et les embouteillages qu’elle engendre.
L’Américain Don Eddy explore aussi les transformations sociales et combine photographie et peinture pour représenter la classe moyenne de son pays et le tourisme qui se développe dans les années 1960 grâce aux avions de ligne.
Archétypes de la féminité
Entre 1965 et 1985, la structure familiale subit de profonds changements en Europe. La décennie 1960 est marquée par l’entrée massive des femmes sur le marché du travail, leur conquête de l’indépendance économique et personnelle ainsi que le pouvoir de contrôler leur corps grâce à l’accès à la contraception et à l’avortement. Cette libération leur permet de se percevoir comme des sujets de droits à part entière, intégrant pleinement la modernité démocratique.
Cependant, malgré ces avancées, les femmes demeurent prisonnières de stéréotypes réducteurs. Eulàlia Grau montre comment le consumérisme de masse transforme les femmes en idéaux publicitaires tandis qu’Antonio Recalcati, Valerio Adami et Ivan Messac proposent des visions étriquées de la vie bourgeoise mettant en lumière les obligations domestiques traditionnelles.
Les artistes ne cessent pas pour autant de représenter le corps féminin. Allen Jones met en avant la séduction féminine pour illustrer les nouvelles attentes sociétales, tandis que Peter Klasen et Walter Strack fragmentent et érotisent la figure féminine pour souligner sa réification allant jusqu'à l’hypersexualiser en exposant ses formes et en les recouvrant d’une trame colorée. Kiki Kogelnik, de son côté, utilise des silhouettes dépouillées pour dénoncer la réduction de la femme à une simple image corporelle.
La figuration narrative bien que majoritairement portée par des artistes masculins, dénonce les schémas obsolètes imposés aux femmes. En révélant la dualité entre émancipation et persistance des stéréotypes, ces artistes soulignent la complexité de la construction sociale du genre et la manière dont l'art peut à la fois refléter et critiquer les dynamiques sociétales de l'époque.
Engagement artistique et langage contestataire
Dans un contexte marqué par les conflits militaires et les mouvements pacifistes, certains artistes de la figuration narrative s’engagent activement dans les luttes sociales et politiques de leur époque. Ils et elles adoptent le langage contestataire de la rue pour le transposer en une nouvelle forme artistique où la juxtaposition d’images, empruntées aux médias, y occupe une place privilégiée.
Ces artistes utilisent leur énergie militante dans leurs toiles comme Bernard Rancillac ou Gérard Fromanger qui participent aux manifestations de Mai 1968. Philippe Carré et Maurice Henry n’hésitent pas à faire du rouge révolutionnaire une couleur dominante dans leurs œuvres.
Les soulèvements de Mai 1968, avec leur critique de l'autorité, leur revendication de liberté individuelle et leur aspiration à une société plus égalitaire, deviennent des thèmes majeurs, tout comme la guerre du Viêt Nam dont Ivan Messac et Erró dénoncent les atrocités. Ce dernier juxtapose habilement la propagande nord-vietnamienne et les intérieurs américains, soulignant le contraste entre les réalités occidentales et communistes. Eulàlia Grau utilise également des images médiatiques pour dénoncer la menace nucléaire et porter un regard critique sur la société occidentale.
À travers leur engagement et leur langage contestataire, ces artistes invitent le public à une réflexion sur les enjeux de leur temps, construisant ainsi une figuration narrative à la fois révélatrice et critique.