En 2012, Cecilia Gimenez, une octogénaire habitant la ville espagnole de Borja, près de Saragosse, décida d’entreprendre la restauration de Ecce Homo, une fresque centenaire et en fort mauvais état du peintre Elias Garcia Martinez, dans le sanctuaire de Notre-Dame de la Miséricorde, représentant le Christ. Manifestement dépourvue de toute forme classique de compétences en la matière, Cecilia Gimenez transforma, à son corps défendant, le banal christ recouvert de moisissure en un risible et sommaire personnage qui fut comparé, entre autres, à un singe maladroitement dessiné. L’indignation fut sans appel et le succès immédiat sur le web qui fit de ce fait divers un événement international, remarquable et mémorable – et qui généra des profits inattendus, le tourisme se développant conséquemment. Cecilia Gimenez obtint finalement 49% des bénéfices générés en « droits d’auteur » et en 2016 Le Monde informait que « La ville de 5 000 habitants bénit sa nouvelle attraction touristique et multiplie les initiatives pour capitaliser dessus, comme une exposition sur Elias Garcia Martinez ou un atelier qui permet de peindre sa propre version (ratée ou non) de l’Ecce Homo. »[1]
Née à Dublin en 1972, l’Irlandaise Genieve Figgis partage bien peu de choses avec Cecilia Gimenez, et certainement pas son aptitude discutable à la peinture : une discipline qu’elle étudia longuement au National College of Art & Design de Dublin. Mais le Christ de l’Ibérique présente avec les personnages des scènes peintes par Genieve Figgis d’indiscutables similitudes, dans l’apparence même de l’un et des autres, à commencer par la curieuse impression, lorsqu’on considère le tableau dans son ensemble, que tout est là, y compris l’atmosphère et la narration, en dépit du traitement approximatif des formes. Chez Figgis, l’opération relève d’une alchimie complexe qui conduit souvent la matière picturale à donner le sentiment qu’elle a coulé puis fondu, comme la cire d’une bougie. Les formes s’y dissolvent entre elles, floutant les contours des corps ou des décors avec la même assurance qu’un miroir déformant dans un palais des glaces. Les scènes y gagnent une sidérante « irréalité », s’imposant comme de probables mirages de vapeur dans un désert écrasé de chaleur. Est-ce en raison de ces risibles distorsions, ou de la sorte d’hébétude que trahit leurs yeux sommairement exécutés, qu’on s’attache immédiatement, affectivement, aux personnages des peintures de Figgis ? Ils sont à la fois figurés et défigurés, comme ceux de James Ensor : je ne serai sans doute pas le premier à noter leur ressemblance. Elle ne cita jamais directement le peintre Belge, à ma connaissance, mais si elle ne s’attaque pas aux fresques mêmes de ses prédécesseurs, elle donne volontiers sa version de célèbres tableaux : ceux de Gainsborough dont Figgis reprit en 2015 le Mr & Mrs Andrews (1748-49), Les hasards heureux de l’escarpolette (1767) de Jean-Honoré Fragonard ou Olympia (1863) d’Edouard Manet – parmi tant d’autres. De ses versions de ces classiques elle parle comme de « reprises » (« cover versions »), empruntant le terme à la musique Pop. On ne saurait mieux dire, tant il va de soi que la peinture de Genieve Figgis a enregistré une fois pour toute le « devenir entertainment » de l’art et a su – chose rare – en faire une qualité en inventant les stratégies picturales propres à cet état de fait. Ses « reprises » donnent aux classiques une sonorité actuelle ; sa manière les actualise et donne aux vieux airs des allures groovy : elles furent si justement qualifiées par Roberta Smith de « nasty entertaining pieces of work. »[2]
« Art history, architecture, and music stand as documents of previous worlds. », dit Genieve Figgis, dont l’œuvre picturale évoque la peinture Britannique du XVIIIème siècle, en particulier la « conversation painting » qui connut un certain succès, avec ses portraits de groupes représentant des membres d’une même famille ou des ensembles d’amis, saisis dans des activités diverses et parfois anecdotiques : des repas, des parties de campagne, des récitals – exécutés sur des formats de taille modeste. Le genre ne fut d’ailleurs pas strictement Britannique, que l’on songe par exemple à La Conversation que peignit Antoine Watteau en 1721 : avec lui, Figgis partage probablement un gout prononcé pour les scènes de théâtre. Il y a une intention très appuyée de renvoyer à une période et un genre qui prirent très au sérieux le divertissement sous toutes ses formes et aucun doute sur l’ambition, ce faisant, d’exprimer quelque chose de notre époque. Les costumes de ses personnages les inscrivent assurément dans un temps passé, mais leurs occupations semblent extraordinairement contemporaines.
A l’art qui s’inflige souvent des obligations « politiques » et n’y va pas par quatre chemins, la peinture de Genieve Figgis offre un contrepoint singulier préférant la métaphore et, surtout, le plaisir. Ses tableaux s’offrent sans retenue à une forme quasi érotique de consommation visuelle et intellectuelle – ne rechignant pas, à l’occasion, à la représentation de scènes érotiques, justement, auxquelles la matière picturale étale et les formes et couleurs comme charnellement enroulées les unes avec les autres conviennent parfaitement. Et puis au fond, cette exhibition sans retenue du divertissement sous toutes ses formes, de situations aussi peu significatives qu’un repas de famille ou une promenade à cheval fait planer sur cette œuvre l’ombre d’Instagram et de sa stupéfiante iconographie.
D’une certaine manière, c’est internet qui fit de la restauration calamiteuse de Cecilia Gimenez un moment saillant dans l’histoire des images contemporaines. La diffusion de l’œuvre de Genieve Figgis connut un destin dont le storytelling n’a rien à lui envier : elle posta les images de ses peintures sur Twitter, suivit le compte de Richard Prince, fut suivie par lui en retour puis encouragée notamment par l’achat de plusieurs toiles. Décidément cette œuvre entretient avec son temps des relations décomplexées – derrière ses scènes en habit d’époque. C’est bien là leur ambition avouée : trouver pour la peinture aujourd’hui une forme et des récits qui sachent raconter le temps présent, sans nécessairement avoir recours à ses artifices ordinaires.
Eric Troncy
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[1] Emmanuelle Jardonnet, Le Monde, 16 aout 2016.
[2] Roberta Smith, « Genieve Figgis : Good Morning, Midnight », The New York Times, 23 octobre 2014.
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Pour plus d'informations, merci de contacter Eva Moudar: eva@alminerech.com